Le samedi 9 octobre 1999


De l'utilité des champions du monde
Pierre Foglia, La Presse

D'aucuns vous diront que Geneviève Jeanson est un phénomène. Moi je vous dis que c'est un anachronisme, une vieille affaire comme on n'en fait plus. Je vous parle de cette jeune fille de 17 ans, double médaillée d'or aux championnats du monde de cyclisme qui s'achèvent demain à Vérone.

En deux mots, c'est l'histoire d'une gamine qui découvre le vélo à 12 ans. Elle habite Lachine en banlieue de Montréal où, les mardis soir d'été, les coureurs cyclistes se donnent rendez-vous pour faire 40 fois le tour du bloc, on appelle cela un critérium. Geneviève découvre le vélo en voisine des mardis de Lachine. Les mardis sont organisé par Joseph Rossi qui tient une boutique de vélo dans le coin. Geneviève va le trouver, lui dit qu'elle aimerait bien rouler avec sa gang du dimanche.

À 13 ans, elle lit mes reportages sur le Tour de France dans La Presse - je le sais parce qu'elle l'a dit à la télé - et dans sa petite tête têtue, se promet « un jour, je gagnerai une course que Foglia racontera dans La Presse ».

Je vous rapporte la chose parce qu'elle m'a fait plaisir, mais ça n'a rien à voir. Le type à qui elle doit ses deux médailles s'appelle André Aubut. Rossi l'a présenté à Geneviève quand elle cherchait un entraîneur. Aubut est prof d'éducation physique. Ancien athlète de niveau national de canoë-kayak. Médaille d'argent aux championnats du monde de ski de fond pour les vétérans (à Anchorage en 1992). Aubut est entraineur dans l'âme, canoë-kayak, ski de fond, basketball. il est, par contre, complètement étranger au milieu cycliste. Ce sera la grande chance de Geneviève Jeanson...

Ici comme en Europe, le cyclisme c'est le bordel. Un chaleureux, un sympathique bordel, mais un bordel quand même. Au contraire, par exemple, de l'athlétisme, structuré et rigoureux, le vélo, c'est absolument n'importe quoi. Surtout du côté de l'entraînement. Un monde empirique, plein d'ex-coureurs qui parlent du haut de leur expérience, qui n'ont aucune idée des méthodes d'entraînement modernes, qui marchent au pif, à l'oreille, à l'intuition. Un milieu où la tradition tient lieu d'enseignement et d'unique référence.

Tradition. Chaleur. Des gens qui parlent du haut de leur expérience et qui disent n'importe quoi. À quoi ça vous fait penser ? À une famille ! C'est ça ! Le cyclisme est une famille, et il n'y a rien comme les familles pour bousiller le talent. Pensez à toutes ces mères attendries, tous ces pères admiratifs qui disent des trucs comme : « Mon fils est doué, c'est incroyable, il pète des 85 % sans jamais ouvrir un livre. » Dans le vélo, ça se traduit par : « Y roule le jeune, c'est écoeurant ! » Avec le même désolant résultat quand ça devient plus difficile : le superdoué qui pétait des 85 % sans ouvrir un livre n'ouvre toujours pas de livre - pourquoi il en ouvrirait, ça marchait si bien avant - et se plante joyeusement. Et celui qui roulait comme un avion ne roule plus. Il a abandonné le vélo. Il est devenu gogo boy. Je ne dis pas cela pour faire mon drôle. Le cas est connu, Un junior pleine de promesses. Quatrième aux championnats du monde (à Quito). Il est devenu gogo boy.

La chance de Geneviève Jeanson est d'avoir échappé à la famille cycliste, d'avoir échappé à la Famille tout court, au cocon, au couvoir, au cercle qui applaudit quand l'Enfant parait, à la guimauve, aux compliments qui saluent la première cabriole.

Quand André Aubut entraînait des athlètes de canoë-kayak, un jour, des parents se sont révoltés : vous demandez trop à nos enfants. Vous êtes trop dur.

Quand les succès de Geneviève Jeanson ont commencé à être connus, c'est aussi ce qu'a dit la famille cycliste : Aubut ? Un fou de la musculation. Trop exigeant. Il va la brûler...

Tout au contraire, la chance de Geneviève Jeanson, c'est d'être tombée sur un type qui lui a enseigné un truc qu'on n'enseigne plus aux enfants de peur de les traumatiser. Il lui a enseigné que rien n'arrive jamais dans la vie sans beaucoup de travail, ni un peu de souffrance. Prononcer ce mot-là aujourd'hui - souffrance - c'est s'exposer à passer aussitôt pour un sado-maso. Chanceux si la DPJ ne rapplique pas. Le miracle, dans tout cela, c'est que Geneviève l'ait écouté. Je lui ai parlé au téléphone hier matin après sa course, et à un moment donné, elle me dit : « Vous savez, monsieur Foglia, ça a été vraiment très dur. » Je me suis mépris, j'ai cru qu'elle parlait de la course qu'elle venait de gagner si facilement, elle a corrigé tout de suite : « Non, non, pas la course, l'année que je viens de vivre. Les entraînements avec André. Les intervalles, c'est dur, les intervalles, j'ai vraiment travaillé fort. »

Je parle de Geneviève Jeanson, cette jeune cycliste de Lachine, cette jolie petite blonde, double championne du monde. La soudaineté de son succès - personne ne la connaissait la semaine dernière - la facilité avec laquelle elle a remporté ses deux médailles dominant si complètement son sujet, laisse une impression de... magie.

Ni magie. Ni soudaineté. Ni facilité. Du travail. De la souffrance. Quand elle a attaqué hier matin dans la première côte, avec une violence qui a sidéré le peloton, il était prévu depuis un an que ça se passerait comme ça, à cet endroit-là exactement, à ce moment la précisément. Mais ce n'était pas tout de le prévoir, c'était de se donner les moyens physiques de le faire. Elle a répété son démarrage des centaines de fois. Travail et souffrance.

À quoi servent les champions du monde ?

C'est un peu dommage qu'ils ne servent à rien. Qu'ils soient comme des cornets de gloire glacée. On les lèche, ils fondent, quand ils sont complètement fondus, on en lèche un autre.

C'est un peu dommage qu'on les admire pour un talent inné qu'ils n'ont rien fait pour mériter. Dommage qu'on leur demanderai d'être ce qu'ils ne sont presque jamais : des modèles. Dommage qu'on ne les estime pas pour ce qu'ils ont de plus estimable : leur travail, leur souffrance.

Plus tard dans la conversation, j'ai demandé à Geneviève comment ça allait à l'école : « Bof, pas fort l'école, ces temps-ci », admet-elle.

Pourtant, 17 ans et déjà en deuxième année au cegep, c'est bien, non ?

« Ça parait mieux que c'est, dit-elle, je suis sur mon erre d'aller du secondaire. Je pétais des 95 % au secondaire, sans étudier. Ça ne marche plus. Au niveau où je suis rendue, faudrait que je travaille. »

Un anachronisme, vous disais-je, qui sait des choses qu'on ne sait plus.