Le jeudi 14 octobre 1999


Les états culturels
Pierre Foglia, La Presse

Avez-vous seulement noté que cette chronique avait pris une tournure résolument culturelle ces dernières semaines ? Mais oui. Je vous ai parlé d'artisanat, de théâtre, de cinéma, de création, c'est de la culture tout ça, mon vieux. Ce que vous ne savez pas, c'est que ça fait partie d'un plan. Très prochainement, je vais aussi aller à un concert avec mon confrère Claude Gingras. Pardon ? Vous dites que ce n'est plus un plan, mais une conspiration ? Si vous le prenez sur ce ton, alors disons que je complote également une visite au Musée d'art contemporain, j'ourdis une soirée comique avec quelques-uns de nos hilarants humoristes, une soirée Notre-Dame de Paris, et je trame même d'aller entendre Lara Fabian, qui chante un peu moins bien que Céline Dion c'est vrai, mais qui est infiniment plus multiculturelle. Lara est d'origine belge par sa mère, et papou par son papa papou.

Vous ai-je déjà parlé de l'importance du multiculturalisme dans la culture québécoise ? Multi vient du grec multycos, et juste ça, c'est déjà très bien. Ça viendrait du français, je vous dirais méfiez-vous. Mais du grec ? Yeeeessss. Bref, rappelez-vous d'un truc : plus une culture est multi, plus elle est grandiose.

C'est un peu mon cas. Je suis grandiose par mon père qui savait à peine lire, mais qui était italien. Ma mère était complètement névrosée et j'ai deux soeurs un peu connes, mais elles étaient italiennes. C'est très culturel de venir d'une famille italienne. Pourtant, voyez comme la vie est bizarrement faite, si ma famille était restée en Italie, nous n'aurions pas été culturels du tout, nous ne serions jamais allés au musée ni rien, j'aurais probablement travaillé à la Fiat comme mes cousins, et les fins de semaine, je me serais bricolé un bungalow avec deux salles de bains sans jamais trouver le temps de lire Umberto Eco. Pourtant, à la seconde où je suis arrivé ici, par le seul contact de ma semelle sur le sol canadien, je suis devenu une richesse pour votre culture. Eh oui mon vieux. Et je continue de vous enrichir trois fois par semaine. Enfin, des fois j'en saute une, mais bon, à mon âge, on saute ce qu'on peut.

De quoi parlions-nous ?

De culture, c'est ça, de culture. Et si je rigole, ce n'est pas parce que la culture est risible, c'est parce qu'on ne peut pas toujours se fâcher.

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L'autre soir, je suis allé à une soirée de poésie à la taverne du Cheval blanc, Ontario et Saint-Hubert. Il y avait là un poète du nom de Patrice Desbiens, dont je vous ai déjà parlé, un des trois seuls poètes que je lis parfois, pas souvent, soyons francs, c'est quand même rare qu'on lise de la poésie. C'est comme de l'eau de vie. À toutes petites lampées. On sort la bouteille quand la visite est partie. L'eau de vie du silence. Trois poètes, disais-je.

Anne Hébert. Le temps / Dans le chas de l'aiguille / Passe si lentement / Que tous les chevaux du roi / En plein galop d'épouvante / Se figent et meurent / Tranquilles et étonnés / Pris au lasso des jours étouffants.

Charles Bukoswski. I live with a woman who often laugh when I try to be serious. When I try to be funny, she says « what the hell do you mean by that ? » But most of the time, she just switch on the TV.

Le troisième, c'est Patrice Desbiens qui vit à Montréal, mais qui vient de Timmins en Ontario. Je ne sais pas si je devrais sauter dans l'autobus pour Sudbury / ou sauter devant l'autobus pour Sudbury...

Dans Patrice Desbiens, il y a un peu de Plume, un peu de Richard Desjardins, un peu de Bukowski, un peu de Prévert, et pas du tout de Anne Hébert. Dans Patrice Desbiens, il y a aussi un poète qui n'a besoin de personne pour être un poète à lui tout seul. Seul comme le dernier oeuf dans le bocal, sur le comptoir de la taverne du Cheval blanc.

Ce n'est peut-être pas par hasard si Patrice Desbiens boit un vin de dépanneur qui s'appelle Porte d'Enfer. J'ai fini ma bouteille de vin blanc / j'ai réglé l'addition / je suis sorti et derrière moi le restaurant a fait faillite... On m'a raconté qu'il boit moins depuis trois mois, depuis qu'il a un chat, parce qu'il faut bien qu'il rentre le soigner, à un m'ment donné . Il a appelé son chat Miles Davis. On m'a raconté ça, mais comme il y avait beaucoup de bruit, j'ai compris Mice Davis. C'est drôle pour un chat, Mice Davis. En tout cas, j'ai souris.

S'cusez.

Nous parlions de Patrice Desbiens qui récitait ses poèmes accompagné à la guitare par René Lussier. Vous pouvez les entendre sur le CD qui était lancé ce soir-là, Les Moyens du bord, produit et réalisé par René Lussier ( sur l'étiquette Ambiances magnétiques ).

Mais vous pouvez tout aussi bien lire un des trois derniers recueils de Patrice, L'effet de la pluie poussée par le vent sur les bâtiments ( Lanctôt ), La Fissure de la fiction ( mon préféré ) ou Un pépin de pomme sur un poêle à bois ( le plus populaire ).

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Nous parlions culture.

Ce qui m'intéresse n'est pas la critique. Ni les goûts et les couleurs. C'est d'arriver au point de rupture, d'arriver au bord du gouffre, là où il n'y a pas le plus petit espace de débat.

Par exemple le film Deux Secondes.

J'en avais entendu parler comme d'un truc sympathique (sauf par quelques amis cyclistes). Un bon petit film qui avait reçu le Prix du public au Festival des films du monde.

Je le loue avant-hier. Et je tombe sur un machin totalement nul. Pas seulement par son romantisme à pédales (c'est pas du tout ça, le monde du vélo), nul aussi dans son scénario, dans ses personnages, même Charlotte Laurier, plutôt bonne d'habitude, est nulle. Le point de rupture, c'est quand il n'y pas le plus petit espace à un débat, à une discussion. Rien. Poubelle.

Sauf qu'au moment où tu refermes le couvercle de la poubelle, des milliers de gens se lèvent et protestent : hé hé, pourquoi tu jettes ça, nous on aime ça !

C'est exactement là que je veux être. Exactement au bord de ce fossé. Exactement devant l'urgence de jeter des ponts par-dessus les industries culturelles qui rationalisent, commercialisent, nivellent pour vendre plus.

Exactement devant l'urgence de jeter des ponts par-dessus une élite d'intellectuels qui donnent souvent l'impression de produire des oeuvres, un discours, qui ont d'abord pour fonction de confirmer leur statut d'intellectuels.

Exactement là, entre deux états culturels.