Le samedi 16 octobre 1999


Le sclérosé à claques
Pierre Foglia, La Presse

Bonjour, c'est pour une demande d'aide sociale.

Venez chercher un formulaire, répond la bureaucrate du centre local de Repentigny.

Je ne peux pas me déplacer, je suis actuellement dans un centre de réadaptation, explique la dame.

Très bien, on vous envoie le formulaire par la poste, dit la bureaucrate.

C'est arrivé soudainement, un matin en allant travailler, la jambe gauche de la dame est devenue insensible. Puis le bras. Puis la bouche. Au lieu d'aller travailler, elle est allée à l'hôpital Maisonneuve. Elle y est restée deux semaines. Le résultat des tests n'est pas confirmé, mais on lui a parlé de sclérose en plaques. De l'hôpital, on l'a transférée dans un centre de réadaptation. Elle y est encore. Cela fait maintenant deux mois que sa vie a basculé. La dame est recherchiste à la pige pour des émissions de télé. Elle gaule depuis des années. De contrat de six mois en jobines de six semaines, jamais rien d'assuré. La dame a quatre enfants. Pas de mari.

Une dizaine de jours plus tard, la dame a reçu le formulaire. Elle a rassemblé les documents exigés, relevés bancaires, polices d'assurance, etc. Le document fixait aussi un rendez-vous avec un agent du centre local.

La dame : Bonjour, c'est à propos du rendez-vous. Il faudrait que vous veniez, je ne peux pas me déplacer.

L'agent : Si vous ne vous présentez pas, pas d'aide sociale, c'est le règlement.

La dame : C'est que je suis à moitié paralysée.

L'agent : C'est le règlement, madame.

Outrées, les infirmières du centre de réadaptation ont rappelé l'agent qui a fini par entendre raison, non sans répéter au moins trois fois : « Très bien, je vais y aller, mais ça ne se fait pas, vous m'entendez, ça-ne-se-fait-pas. »

Dans la chambre de la dame au centre de réadaptation, l'agent du ministère de la Solidarité examine les documents pertinents à une demande d'aide sociale.

L'agent : Ah mais ça marche pas du tout ça !

La dame : Ce sont les papiers que vous m'avez demandés.

L'agent : Oui, mais vos relevés bancaires sont datés du 28.

La dame : Et alors ?

L'agent : Vous avez fait votre demande le 14.

La dame : Et alors ?

L'agent : Qui me dit qu'entre le 14 et le 28, vous n'avez pas vidé vos comptes en banque ?

C'est à ce moment-là que la dame s'est demandé ce qu'il y avait de pire dans la vie ? La sclérose en plaques ou un sclérosé à claques ?

La dame : Combien recevrai-je quand tout sera en ordre ?

L'agent : 500 $ par mois. Moins...

La dame ( qui lui sauterait à la gorge si elle n'était pas paralysée ) : Moins quoi ?

L'agent : Moins le montant de la pension alimentaire... ( Le père des quatre enfants qui s'est fait déclarer inapte au travail, est tenu de verser - « quand il le peut » précise l'ordonnance - 142 $ toutes les deux semaines. Disons qu'il n'a pas pu souvent en trois ans. )

L'agent : 500 $ moins 142$ x 2, restent 216$ par mois.

La dame : Vous m'offrez généreusement 216 $ par mois pour me nourrir et nourrir quatre enfants ?

L'agent : Les services sociaux pourraient placer vos enfants en famille d'accueil si cela vous convient mieux. Au fait, qui les garde en ce moment ?

La dame : Mon ami.

L'agent : Il habite chez vous ?

La dame : Oui, il vient d'emménager.

L'agent : Si vous n'êtes pas mariés et si ça ne fait pas un an que vous habitez sous le même toit, au terme de la loi, vous ne formez pas un couple.

La dame : Qu'est-ce que ça change?

L'agent : Si vous n'êtes pas un couple, il a l'obligation de vous payer un loyer qui pourrait monter jusqu'à 50 % du remboursement mensuel de votre hypothèque, soit environ 300 $.

La dame : Vous avez un règlement pour tout, n'est-ce pas ? Voilà un homme qui a l'extrême gentillesse de prendre soin de mes quatre enfants tandis que je suis paralysée, et je devrais lui faire payer un loyer ?

L'agent : Loyer qui sera déduit de votre allocation mensuelle, bien entendu.

La dame : Vous avez déjà déduit une pension que je ne perçois pas. Vous retranchez 300 $ supplémentaires, savez-vous monsieur l'agent que non seulement il ne reste plus rien du 500 $ que vous me promettiez au départ, mais que je vous dois maintenant de l'argent ?

***********************



Au centre de réadaptation, la chambre voisine de la dame est occupée par un accidenté de la route. En se rendant à son travail. Bang. Collision avec un camion.

La Société de l'assurance automobile paie 90 % de son salaire net. Momentanément invalide, il a mandaté sa soeur, par acte notarié, pour s'occuper de ses affaires. La SAAQ a payé le notaire. Et paie sa soeur pour les services qu'elle lui rend. Comme elle habite Québec, la soeur, la SAAQ paie ses déplacements. L'accidenté a demandé à son voisin de tondre le gazon. C'est la SAAQ qui paie le voisin.

C'est juste pour montrer comme tout cela est débile et arbitraire. C'est pour vous dire que si vous avez le choix entre un face-à-face avec la misère et un face-à-face avec un camion, prenez le camion.

C'est pour dire aussi comme l'obsession de la modernité - une société efficace plutôt que juste - a perverti notre intégrité sociale. Un matin, en allant travailler, une mère de famille devient paralysée. Elle vit depuis dans l'angoisse d'un possible diagnostic de sclérose en plaques. Quatre enfants l'attendent à la maison. Pigiste, elle n'a aucun filet de sécurité... En principe, nous collaborons tous à l'avènement d'une société plus juste, plus humaine, et il me semble que voilà précisément un cas où cette justice, cette humanité auraient dû se manifester pleinement. Il me semble que la collectivité - et non pas la charité individuelle, le premier qui m'envoie vingt piasses, je les lui fais bouffer - il me semble que la collectivité aurait dû prendre en charge cette femme sans discuter, sans pinailler, sans la noyer dans la vase bureaucratique, sans la traiter en fraudeuse au premier contacts.

Eh bien non, la société, par son impudent ministère de la Solidarité, montre une fois de plus, qu'elle a démissionné, qu'elle n'a plus aucun ressort moral.