Le samedi 23 octobre 1999


Le tambour du samedi
Pierre Foglia, La Presse

Le crâne rasé, il m'a dit qu'il était bouddhiste d'obédience tibétaine. Il m'attendait à la réception de La Presse. Il m'a hélé comme je sortais : Vous allez en reportage, M. Foglia?

Non jeune homme, je vais voir ma petite-fille à la garderie.

En marchant vers le parking il m'a demandé ce que je pensais du dalaï lama. Je lui ai dit que je n'en avais rien à foutre. Il m'a demandé si je savais que les Tibétains étaient persécutés.

Les Palestiniens, les Somaliens, les Soudanais, les Tchétchènes, les Indiens du Chiapas aussi. Veux-tu que je te dépose quelque part ?

Il ne savait pas où aller en attendant l'ouverture de son temple à Laval, deux ou trois heures plus tard. Il était content de me parler même si le dalaï n'était pas mon idole. Il m'a raconté qu'il était devenu bouddiste très jeune, quand il était allé rejoindre sa mère dans un temple aux Indes. Il venait de quitter sa job chez Provigo pour retourner au cégep bientôt, avec l'espoir d'aller un jour à l'université en sciences religieuses. Je l'ai laissé rue Saint-Denis. Un instant j'ai songé à l'accompagner à son temple pour en faire ma chronique du samedi. Et puis non. Un bouddhiste ce n'est pas assez, pour un samedi.

Vous savez que vous m'embêtez le samedi ? Vous avez l'air d'attendre je ne sais quoi. Ça me fait freaker. Quand j'étais petit, mon père me faisait jouer de l'harmonica devant ses amis. Je me sens comme ça pour la chronique du samedi. Sauf qu'au lieu de l'harmonica, c'est du tambour. L'injustice. La santé. L'éducation. La langue. La science. La vérité. L'Être. La responsabilité. L'État. Taratata. Franchement ? Le samedi j'aime pas. Je suis plus à l'aise le mardi. Vous devriez me lire le mardi, mais sans me le dire pour pas que je me mette à jouer du tambour le mardi aussi. Si je me mets à jouer du tambour tous les jours, je vais finir comme éditorialiste.

À la garderie, c'était l'heure de la sieste. Je parie que vous avez déjà oublié que j'allais à la garderie voir ma petite-fille ? Eh bien ! elle dormait. Non, non, ne la réveillez pas, ai-je dit à la dame, je trouverai un autre sujet. C'est ma petite-fille, je l'aime bien, mais on n'a pas des conversations assez longues pour alimenter toute une chronique. Surtout celle du samedi. Elle a juste deux ans et demi. Elle me dit qu'elle veut un suçon. Elle me dit que ça pue le caca de vache et puis elle rit comme une folle. Ces jours-ci elle dit qu'elle veut se déguiser en squelette comme Léo et Félix qui, soit dit en passant, sont des petites filles. Appeler sa fille Léo, je vous demande peu. C'est comme rien son père doit être lesbienne.

Bref, je suis allé à côté. Juste à côté de la garderie, au 100 de la rue Sherbrooke Est. Dans les locaux de la chapelle du Bon Pasteur est logée la Fondation pour l'art thérapeutique et l'art brut du Québec où des artistes qui souffrent de troubles psychiatriques font des trucs et les exposent. Ces jours-ci, dans la salle d'exposition attenante, mon ami Marcel Saucier expose ses photos.

Marcel n'est pas fou, mais un peu quand même. Pour vous donner une idée, le ciel d'une de ses photos est jaune citrouille. Il se défend en disant « c'est pas moi, c'est l'appareil », c'est comme si on demandait à Matisse pourquoi, dans ses tableaux, les bonnes femmes ont des têtes vertes et qu'il répondrait « c'est pas moi c'est mon pinceau ». Sont tous un peu fous ces gens-là. D'ailleurs Marcel, qui a un oeil croche, aime rappeler, que lorsque sa photo est floue ce n'est pas à cause de son oeil croche : ce sont mes idées qui sont hors foyer, admet-il.

Marcel Saucier vit retiré dans un bled perdu au fond de l'Abitibi, à Rivière Héva. La plupart de ses photos sont prises devant sa porte. C'est en plus fucké, le Richard Desjardins de la photo (ils se connaissent d'ailleurs). Même manière d'atteindre à l'universel à partir de presque rien. C'est leur foutu pays qui les façonne comme ça, c'est tellement gris et vide qu'il leur a fallu tout inventer, et ça leur a donné une manière de génie...

Si vous passez rue Sherbrooke ces jours-ci, prenez cinq minutes pour aller voir une photo de Marcel Saucier en particulier, cette photo en blanc et blanc qui montre le toit d'une cabane avec, dessus, un pied de neige blanche, d'un blanc compact et figé. Devant la cabane, sur une corde à linge, flottent des draps blancs, d'un blanc qui s'envole, revient dans ses plis, repart. Ce n'est pas une photo c'est une musique, la flûte de Mozart desserrant les doigts glacés de l'hiver.

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J'ai fini la journée par des courses. Du parmesan chez Milano. Un café au lait à côté, au Café Italia. Et c'est là que la journée a failli déraper. Est arrivée une vague connaissance, une grande gueule qui s'autorise de quelques échanges que nous avons eu jadis à l'Express pour me lancer invariablement, chaque fois qu'il me voit : « Ah tiens, Foglia ! Toujours à La Presse ? » Un courte pause et puis : « T'écris toujours les mêmes conneries ? »

J'avoue que cela me chatouille, même si le ton est plutôt gentil. C'est moins une agression qu'une manière d'impressionner la galerie, d'installer une familiarité, de faire croire que nous sommes de vieux amis. Un peu froidement peut-être - en réalité j'ai été glacial - je lui ai demandé s'il faisait allusion « à l'ensemble de mon oeuvre », où s'il pensait à un genre de conneries en particulier ?

« Ah Foglia, Foglia ! Vieil attardé. Vieux gogauche ! Il m'avait pris affectueusement par le cou. Sais-tu que tu es le dernier socialiste en ville, Foglia, et que tu vas finir t'a carrière dans le ridicule absolu ? »

Je lui ai payé son café. « Tu vois, je suis tellement content d'être le dernier socialiste en ville, avec quelques dizaines de milliers d'autres quand même, qu'il me fait plaisir de payer ton café et ta tranche de panettone, l'ami. Je vais te dire un truc étonnant : je suis bien plus à l'aise aujourd'hui que lorsque la gauche triomphait, qu'il n'était d'autres idées que les idées de gauche, alors oui nous étions messianiques, alors oui nous étions ridicules. Je vais de dire un truc, ducon. La gauche est essentiellement une culture d'opposition. Ne souhaite pas qu'elle disparaisse, qu'il ne reste plus personne pour faire freaker les puissants sur son éventuel retour, qu'alors t'en mangerais une tabanark, mon ami... »

Ben voyez, j'ai quand même réussi à jouer un peu de tambour. C'est samedi.