Le jeudi 28 octobre 1999


Monsieur Trop
Pierre Foglia, La Presse

J'ai déjà dit ici tout le bien que je pensais de M. Bureau, et un peu de mal aussi, ce côté homme-orchestre qui le pousse à jouer toutes les partitions de tous les instruments, jamais mauvais, mais souvent trop. J'aime son incision, son intelligence de la communication, son approche de l'actualité, cette façon de la souligner d'un sourire, d'une petite moue, d'un mot d'humour. Qu'il soit clair ici, avant que je dise des méchancetés, que j'aime bien que ce soit ce garçon-là, plutôt qu'un autre, qui me parle des affaires du monde cinq soirs par semaine.

Reste que, une heure chaque soir, cinq soirs par semaine, c'est énorme de présence. C'est immense d'influence. C'est beaucoup beaucoup de la même personne. On aimerait le voir s'effacer de temps en temps, partager son espace, laisser quelques miettes à d'autres dans certains domaines comme les variétés, la culture, les sports. Bureau donne parfois l'impression d'un enfant gâté qui racle le fond de son pot de confiture, moins par gourmandise que par mesquine boulimie de n'en laisser à personne.

Il n'est pas mauvais, Bureau, quand il interview Paul Auster, ou un artiste, ou un sportif, il n'est pas mauvais, il est trop. Il vient de nous parler de la Tchétchénie, d'Hydro-Québec, d'un accident de train en Ontario, de la prochaine ouverture du Salon du livre, on vient de faire le tour du monde avec lui, à travers ses yeux, à travers sa sensibilité, et quand on arrive finalement à Paul Auster, à Geneviève Jeanson, à je ne sais trop qui, on aimerait une petite récréation, une autre sensibilité, d'autres yeux, une autre approche.

Pour ne parler que de sport, je connais personnellement des jeunes gens, déjà en poste à Radio-Canada, qui pourraient avantageusement se charger des entrevues sportives du Point, même si, je le répète, M. Bureau n'est pas mauvais. Il est trop. N'importe qui le serait aussi dans la même situation.

Vous vous demande, sans doute pourquoi je me suis levé ce matin avec Bureau dans le collimateur. Ce n'est pas ce matin. C'est mardi soir où, pour une rare fois, je l'ai trouvé imbuvable. Il nous a présenté, au Point, quatre jeunes loups du monde des affaires, dont trois femmes, qui incarnent (du point de vue économique du moins) ce que le Québec a de plus vivant, de plus dynamique. Bon sujet, bons exemples, sauf que M. Bureau s'est surtout appliqué à faire mousser ses invités, insistant beaucoup sur leur influence, leur réussite, leurs millions, leur pouvoir. Quelques petites questions « on the side » sur la politique, mais rien sur leurs convictions sociales. M. Bureau venait de nous dire, voyez ces quatre jeunes gens ? C'est le monde d'aujourd'hui... Je veux bien. Mais alors qu'on leur demande au moins quel genre de monde. Je ne parle pas de les embêter. Seulement leur demander à quel genre de société ils travaillent. Quelles sont leurs certitudes sociales. Les brancher sur l'éducation et l'entreprise, la santé privée, l'état et l'entreprise. Quelles solutions envisagent-ils pour les exclus de la modernité qu'ils représentent ? Bref, comment voient-ils ce monde dont ils sont les nouveaux maîtres ? Au lieu de cela, M. Bureau leur a fait rabâcher les mêmes clichés sur la place de la fâmme dans le monde des affaires, et la place de l'enfant dans le plan de carrière de la fâmme. Fuck.

Exultant, M. Bureau a réalisé ce que j'appelle une entrevue d'annexion. Une entrevue d'annexion, la chose est commune dans le métier (madame Bombardier et celui de CKAC le matin, j'oublie son nom, en sont les grands spécialistes), l'entrevue d'annexion, c'est lorsque le ou la journaliste s'adore à travers son sujet. Le ou la journaliste s'annexe à ses invités - se colle dessus de manière à ce que tout le monde constate qu'il leur ressemble en tout point, qu'il est beau, fin, jeune, et brillant comme eux. Qu'il a réussi comme eux... « Vous êtes des battants », disait Bureau à ces invités, ce qui n'apprenait rien à personne. Saut que c'était pour qu'on entende : « Moi aussi ! Voyez comme je leur ressemble, moi aussi je suis un battant. »

J'aurais trouvé la chose drôle si, à un moment donné, M. Bureau n'avait dépassé les bornes en ramenant cet autre cliché incontournable sur les baby-boomers qui n'en finiront jamais « de prendre toute la place » dans la mythologie de la génération de braillards qui a suivi, à un moment donné, donc, M. Bureau a demandé à ses jeune invités s'ils avaient eu du mal à se faire une place au soleil avec tous ces boomers qui étouffent le jeune talent ?

Je connais des boomers plombiers, comptables, informaticiens, libraires, chocolatiers, téléphonistes, secrétaires, profs, un travailleur agricole avec trois enfants, sa femme fait des ménages pour arriver, des gens qui n'ont jamais étouffé personne sauf eux-mêmes, qui vivent une vie normale, ont eu des enfants moyens qui prennent leurs repas à des heures régulières, je connais plein de gens qui ont été très surpris mardi soir d'entendre, au téléjournal, qu'on demandait à deux jeunes femmes dans la haute finance, à une autre qui est cadre supérieur dans je ne sais quoi et à un jeune homme qu'on avait présenté en disant qu'il dirigeait une entreprise qui valait près de cent millions, ils ont été très surpris, mes amis, qu'on demande à ces jeunes loups si ça avait été difficile pour eux de se faire une place au soleil à cause de ces maudits boomers qui prennent toute la place.

Et qui attisait le feu, en posant la question ? Un autre jeune loup, qu'on voit une heure à la télévision, cinq soirs par semaine, a qui non seulement il n'est jamais venu à l'idée de s'effacer cinq minutes, mais qui, s'il le pouvait, je l'ai déjà dit moins vulgairement, se mettrait une balayette dans le cul pour faire le ménage du studio en même temps qu'il fait ses entrevues.

Tu manques pas d'air, Chose.

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Chacun ses indignations. Pendant ce temps-là, dans le forum de discussion qu'ils se sont donné sur Internet, mes confrères journalistes s'énervent abondamment le poil des jambes avec Simon Durivage qui aurait remplacé Julie Snyder un soir, et en aurait profité pour interviewer Lucien Bouchard, fort complaisamment regrettent plusieurs. Peut-on pratiquer le mélange des genres, être journaliste à neuf heures et clown à onze ? se demandent mes confrères.

Grave question. Je n'ai pas hâte qu'ils se penchent sur mon cas.