Le samedi 30 octobre 1999


Mensonges et secrets de journaliste
Pierre Foglia, La Presse

Il y a un peu plus d'un an un type me lance un SOS. Au secours monsieur le chroniqueur influent, on m'égorge, on me tue, on détruit ma famille. La jeune trentaine, père de quatre enfants, une dénonciation à la Direction de la protection de la jeunesse, le faisait passer pour abuseur de ses trois petites filles.

J'ai deux certitudes sur la DPJ. La première c'est qu'elle est indispensable et qu'elle fait généralement bien son travail. La seconde c'est que contrairement à ce que croit l'opinion publique, ses erreurs les plus graves, la DPJ ne les commet pas par négligence, mais par excès de zèle. Excès de moralisrne. Abus de pouvoir.

Je rencontre donc le jeune père de famille en question, je le trouve prétentieux et bavard mais je ne l'imagine pas un instant abuseur. Plutôt un de ces granoles à la con qui prend son bain en famille. Hop là tout le monde tout nu. Ça? Ah ça ma petite fille c'est le pubis de maman, et ça le pénis de papa... J'en ai connu quelques-uns du genre, mangeurs de tofu, mais je n'ai jamais entendu que le tofu rendait pédophile. Sauf que voilà les petites filles qui parlent des ébats familiaux à l'école et la maîtresse alerte la DPJ. C'est du moins le portrait que je me fais de la situation à ce moment-là.

Je n'ai jamais écrit cette histoire. J'ai pris sur moi d'appeler une des grandes boss de la DPJ, responsable du secteur concerné. Je lui ai dit madame il me semble que ce n'est pas une chronique de plus sur la DPJ qui ramenera la sérénité dans cette famille. Et si vous vous assuriez que tout est bien ? Elle m'a demandé sur quoi j'appuyais mon intuition d'une erreur possible...

Sur la mère des enfants, madame. Il me semble que la mère est bien placée pour juger des attitudes de son mari. Et elle m'a assuré n'avoir jamais entretenu le moindre doute, n'avoir jamais eu la moindre dispute avec son mari sur ce sujet.

C'était il y a plus d'un an. Je n'ai jamais su ce que la dame de la DPJ avait fait ou pas fait. Aucune nouvelle pendant plus d'un an, et puis hier, surprise, un fax de la mère.

Elle me rappelle qui elle est. Revient sur notre entrevue : «Vous m'aviez demandé si j'étais d'accord avec les jeux de mon mari, votre question m'est restée longtemps en mémoire, ma réponse aussi, je vous avais répondu : « Je vous l'assure nous sommes entièrement d'accord, à ce sujet ».

« J'ai menti. J'étais à cette époque transie de peur.

Finalement mon mari a été accusé d'attouchements pas du tout innocents sur nos trois filles et interdit de visite. Les filles sont très perturbées aujourd'hui. J'ai vécu une année d'enfer. La seule chose dont je me sois amusée, c'est que dans la lettre que mon mari a laissée lors de sa tentative de suicide ratée, il vous décrivait connne son héros et comme celui qui allait le venger après son suicide. S'il savait ! Votre intervention a fait débouler les choses mais pas dans le sens qu'il le croit : pour se protéger de vous et des medias, la DPJ a fait appel à ses meilleurs intervenants... »

Voilà. Je dédie cette troublante histoire à tous les gens qui m'ont dit depuis vingt ans combien cette chronique était influente et mon pouvoir effarant.

Je leur réponds toujours qu'ils se trompent. Je suis particulièrement rassuré de le vérifier aujourd'hui.

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Une collègue de la télé anglaise de Radio-Canada fait un jour un topo sur une jeune Kosovare qui raconte que sa petite soeur de huit ans, Qendresa, vient d'être tuée par les Serbes. La jeune femme dit qu'elle s'en va de ce pas rejoindre l'Armée de libération du Kosovo pour venger sa soeur.

Trois mois plus tard, la journaliste donne une première suite à son reportage. Vous vous souvenez de la jeune femme qui voulait venger sa petite soeur Qendresa, tuée par les Serbes ? La voici en uniforme et en armes.

En juin dernier, après la guerre du Kosovo, la même collègue de Radio-Canada passe par le village natal de la patriote kosovare, cogne à sa porte et, surprise, c'est la petite soeur Qendresa, pas morte du tout, qui la reçoit.

Dans son troisième reportage, tout récent, la journaliste fait l'autopsie du mensonge qui l'a amenée bien involontairement à tromper le public. Une mise au point qui a été plus commentée que le reportage lui-même, on y a fait écho en Europe, aux États-Unis, dans plusieurs revues, et les commentaires vont tous dans le même sens : merci chère consoeur d'avoir redonné un peu de crédibilité à notre métier. Merci d'être repassée par ce village, merci à vos patrons de ne pas vous avoir envoyée au Soudan à la place; je demanderais bien aux miens de me renvoyer au Kosovo vérifier si les dizaines de réfugiés kosovars rencontrés le printemps dernier dans les camps en Albanie et en Macédoine m'ont menti aussi, mais j'ai complètement oublié de leur demander leur adresse.

Cynique ? Disons perplexe devant l'extension morale donnée à un réflexe professionnel correct, je me retiens de dire habile. Cynique ? Disons embarrassé par l'exaltation médiatique d'un fait d'armes... médiatique. Grâce à notre consoeur, nous les journalistes, nous nous trouvons aujourd'hui un peu menteurs, et le public nous trouve un peu moins pires. Finalement la seule pute dans cette histoire c'est cette jeune Kosovare dont la petite soeur n'est même pas morte. Pourquoi t'as menti, hein salope?

Cynique ? Disons agacé par cette version très « Scoop » de la vérité journalistique. Je ne suis pas sûr qu'un mensonge de bonne foi soit plus dommageable à l'information publique que, par exemple, les vérités mises en scène par les grandes compagnies de relations publiques qui façonnent l'image et les discours des politiciens, des chefs d'entreprise et qui font vendre des céréales aux nageuses synchronisées.

La petite soeur n'était pas morte ?

Big Brother non plus, on oublie de le dire.

Je me souviens d'une autre chronique sur une dame, jeune encore, en train de mourir de la maladie d'Alzheimer. En fait la chronique montrait surtout le mari, assis près du lit, meurtri, et si infiniment doux dans son accompagnement. La chronique avait été lue je ne sais pas où. Paule Baillargeon m'en avait pris un bout pour un film. Quelques années plus tard j'ai rencontré par hasard un fils de ces gens-là qui m'a dit tu sais mon père est allé voir maman une fois à l'hôpital en deux ans, le même jour que toi.

Bref si on se met à s'excuser chaque fois qu'on se fait fourrer on va faire juste ça.