Le jeudi 4 novembre 1999


Enseigner le désordre des choses
Pierre Foglia, La Presse

Peut-on dire que les personnages de La Complainte des hivers rouges (de l'auteur dramatique et comédien Roland Lepage) et de Les Justes d'Albert Camus sont prêts à tout pour atteindre leur idéal ?

C'est pas évident comme sujet de rédaction quand t'as 19 ans, étudiant dans un collège technique. Roland Lepage, tu sais pas c'est qui, Camus pas trop non plus, et si en plus t'es allophone, d'origine bulgare, et que tu massacres le français depuis tout petit, oh la la, c'est mal parti comme on dit.

À moins que...

La rédaction de ce travail devait se faîte en classe, mais sur trois périodes, deux jours séparant chaque période. Si vous voulez mon avis, c'était tenter le diable. Dans les intervalles, Alexandre le Bulgare s'est débrouillé pour dégoter la copie d'un élève qui avait obtenu un A+ pour le même travail l'an passé, Alexandre a payé le service d'un plat de rognons au yaourt, une spécialité de son pays, et ni vu ni connu, il a remis un travail presque parfait. Dans la marge, la prof a écrit ses commentaires: français impeccable, analyse fine et approfondie de la question posée. Bravo. Et zéro. Parce que faudrait quand même pas me prendre pour une conne !

Ben quoi ques qu'y a ? s'est offusqué Alexandre. C'est du bulgare, ça veut dire : « Je ne vous permets pas, madame, de m'accuser de plagiat. »

Alexandre était outré. On l'accusait d'être un tricheur. Bon O.K., c'est vrai un peu, a-t-il admis, mais c'est pas une question de vérité. C'est une question d'honneur. Notons que chez le jeune Bulgare mâle, tout est question d'honneur. Et de tout son honneur, Alexandre refusait ce zéro infamant.

La prof lui offre alors de se prêter à un petit exercice qui confirmera sa soudaine et miraculeuse maîtrise du français. Alexandre accepte, puis refuse, puis menace, et accepte de nouveau le test, mais oublie de s'y présenter. Il prendra plutôt un avocat pour défendre sa cause.

C'est ici que l'histoire cesse d'être drôle.

Du côté du bureau de la direction du collège, on n'aime pas du tout la tournure légale que prend l'incident. Un avocat ? Des poursuites ? Des tribunaux ? Pourquoi pas la presse, un coup parti. On convoque la prof :

Zéro, c'est bien peu, susurre la directrice...

C'est la note convenue pour un plagiat dans tous les établissements scolaires, se braque la prof en rappelant que le plagiat est la négation même de l'école, du moins de l'une des valeurs qui fondent sa mission: l'honnêteté intellectuelle.

Plagiat, plagiat c'est vous qui le dites, tète la directrice...

Comment cela, c'est moi qui le dis ? Vous n'êtes plus d'accord tout à coup ? Vous avez constaté, comme moi, l'énorme écart qui sépare les copies antérieures de l'étudiant et son dernier travail...

Bien sûr, concède la directrice, bien sûr le contraste est patent, mais en cour, ce sera plus difficile à prouver...

Quelle cour ?

Qui sait si le juge qui entendra notre affaire...

Quel juge ? Quelle affaire ?

Finalement, la directrice évoque la possibilité de changer le zéro en... note de passage, bref elle suggère d'enterrer cet incident dérangeant.

La prof exprime sa stupeur. Ébranlée. Démotivée, écrira-t-elle dans le journal de l'école.

C'est ici qu'on met peut-être le doigt sur ce qui va le moins bien dans notre système scolaire aujourd'hui. Et ce n'est pas l'élève qui plagie. Ni les profs démotivés. Non plus les directions d'école noyées dans les tâches administratives. Non. Ce qui va peut-être le moins bien à l'école d'aujourd'hui, c'est, à l'exemple de cette directrice, son incapacité à dire non.

Un élève plagie, on est dans l'ordre des choses. C'est l'école qui installe le désordre des choses, en fermant les yeux.

Au-delà de cette histoire de plagiat, on découvre les accommodements, le modus vivendi qui amène souvent l'école d'aujourd'hui à se tricher elle-même, tout particulièrement en ajustant ses évaluations pour « éviter les problèmes », en creusant une fois de plus l'ornière du dialogue sous prétexte de respecter les droits des élèves qui n'ont plus jamais de devoirs, en substituant à la faute à sanctionner, « un conflit à régler». En refusant d'affirmer son autorité intellectuelle, l'école se nie elle-même.

Encore ici, l'école souffre de pédagogisme, je veux dire qu'encore ici, elle s'efforce de singer la « vraie vie », dans laquelle, effectivement, l'autorité intellectuelle est systématiquement niée au profit de l'efficacité et de la rentabilité.

Ne vous demandez plus pourquoi.

(Suite et fin de l'incident: avec l'appui de ses collègues du département de français, la prof a finalement obtenu que l'élève se soumette à un test le 18 octobre dernier. Le 20, le comité de révision rendait sa décision: la note zéro est irrévocablement maintenue.)

SE FAIRE CHIER UN PEU - J'évoquais dans une récente chronique un poème de Rimbaud que nous apprenions à la petite école... « Ça prend quelqu'un de spécial pour nous dire qu'il tripait sur Rimbaud à onze ansl » me lance un lecteur gentiment incrédule, qui ajoute que, lui, à onze ans, il tripait sur la récréation.

D'abord vous inviter, M. Fournier, à revisiter quelques poèmes de Rimbaud. Je pense au Dormeur du val, je pense au Buffet... C'est un large buffet sculpté; le chêne sombre, très vieux, a pris cet air si bon des vieilles gens... c'est pas du chinois ça, il n'y a pas un mot là-dedans que ne peut comprendre un enfant de onze ans pas trop débile. On est d'accord ?

De la à me faire dire que je tripais sur Rimbaud, holà ! Je tripais sur la récréation, comme vous. Mais je n'avais pas le choix. Je devais apprendre mes récitations par coeur, ce qui demandait des heures et des heures d'étude à la maison, et à l'appel de mon nom, je devais les réciter debout dans l'allée... J'insiste, cela se passait à la plus ordinaire des écoles publiques de quartier. Les bons, les poches, les fils de riches, les petits pauvres, ceux qui allaient devenir délinquants comme ceux qui jouaient déjà à la jeune chambre de commerce, tout le monde apprenait ses récitations. L'école était ainsi faite qu'on N'AVAIT PAS LE CHOIX.

Aujourd'hui la limpidité, la sonorité du Dormeur du val - c'est un petit val qui mousse de rayons - m'émeuvent aux larmes, mais à onze ans, monsieur Fournier, ça me faisait un peu chier de l'apprendre par coeur.

Tout est là.

Je n'ai pas posé d'autres questions dans mes deux ou trois chroniques récentes sur l'éducation, que celle-là: peut-on, dans la vie, triper sur quoi que ce soit, sans se faire un peu chier pour l'apprendre ?