Le samedi 13 novembre 1999


Le mur de Berlin
Pierre Foglia, La Presse

Novembre 1989, le mur de Berlin tombe et avec lui le communisme. Vous rappelez-vous au moins de ce qu'était le communisme ?

Vous rappelez-vous que le communisme était une bonne idée ? You bet que c'était une bonne idée. Un idéal de justice sociale. Un projet planétaire de redistribution de la richesse collective.

Hélas. Une autre bonne idée qui n'a pas marché, qui a fait le malheur du peuple. Une bonne idée devenue totalitaire.

Imaginons les débuts du communisme. Quelques penseurs autour d'une table. « C'est l'Histoire en marche », dit le premier; « L'avenir radieux pour le peuple », surenchérit le second; « Il ne le sait pas encore, mais on va le lui enseigner », ajoute le troisième. « Je ne suis pas aussi sûr que vous que tout cela soit très bon pour le peuple », objecte timidement un quatrième.

Après la réunion, les trois autres convinrent d'éliminer le quatrième.

Quand, dans une société donnée, une idée se retrouve toute seule, quand le modèle qu'elle propose devient l'unique modèle qui détermine cette société, quand l'adhésion à cette idée se fait sous la menace, quand les gardiens, les technocrates de cette idée sont au pouvoir, quand tout cela arrive, c'est que cette idée est devenue une idéologie.

Le totalitarisme se réclame toujours d'une idéologie.

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Novembre 1989, le mur de Berlin tombe et avec lui l'idéologie communiste (1). Youppi. Finie la guerre froide, on va pouvoir s'attaquer au vrai problème: la pauvreté dans le monde.

Un rappel: cinq des six milliards d'habitants de cette planète gagnent moins de 400 $ par année. C'est pas beaucoup et c'est aussi très embêtant, un gros manque à gagner: ces gens-là ne peuvent pas acheter les biens qu'ils produisent. Dans ces pays-là, toujours en train d'emprunter aux pays riches, règne un certain désordre social qui va parfois jusqu'à compromettre l'équilibre du monde, bref, les pays riches, ont une idée : si on aidait les pays pauvres à s'organiser ? À se restructurer économiquement ? À panser leurs plaies sociales les plus vives, si on investissait un peu dans les écoles, si on leur bâtissait des usines, des routes, des barrages ?

Une bonne idée? You bet que c'est une bonne idée. Un idéal de justice sociale. Un projet planétaire de redistribution de la richesse collective.

Hélas. Une autre bonne idée qui ne marche pas, qui fait le malheur des peuples qu'on veut aider. Une bonne idée devenue totalitaire.

Imaginons quelques penseurs de la Banque mondiale et du Fonds monétaire international autour d'une table. « Convertissons leur économie au néolibéralisme », dit le premier. « Cela fera mal au début, mais c'est le seul avenir possible », dirent ensemble le second et le troisième. Comme il n'y avait plus de quatrième pour penser autrement, il ne fut pas nécessaire de l'éliminer et les choses allèrent rondement. Les pays riches par le truchement de la Banque mondiale et du Fonds monétaire international entreprirent de restructurer les économies des pays pauvres.

Notons que cela aurait pu être fait en leur laissant le choix d'un modèle économique qui eût convenu à leur idéal humain. Mais on se foutait bien de leur idéal humain. On leur a dit vous n'avez pas le choix, la condition de nos prêts c'est l'économie de marché, le modèle néolibéral, c'est ça ou rien du tout, c'est ça ou pas un sou, c'est ça ou vous restez dans votre merde.

Au Pérou, au Brésil, en Bolivi au Viêt-nam, en Afrique, dans les républiques de l'ancien bloc soviétique, dans plus de cent pays, la Banque mondiale et le Fonds monétaire international imposent en ce moment même l'idéologie néo-libérale. Exactement comme les communistes imposaient leur modèle aux Polonais, aux Hongrois, et autres Bulgares. La Banque mondiale et le FMI ont installé leurs bureaux dans les édifices gouvernementaux des pays qu'ils « aident », le plus près possible du ministère des Finances, et ce sont des technocrates de Washington qui établissent les priorités économiques des Polonais, des Hongrois, des Bulgares, des Somaliens, des Rwandais, des Indiens. L'Inde ! Un milliard d'habitants menés par quelques apparatchiks américains, qui dictent leurs priorités - réductions des dépenses gouvernementales, coupes dans les programmes sociaux, privatisation des terres et des entreprises d'État, libéralisation des prix (ce qui a fait monter les prix des aliments de base, le blé et le riz, et parfois engendre des famines), levée des tarifs douaniers (pour permettre aux multinationales de venir s'installer), abrogation du salaire minimum (inférieur à trois dollars par jour en Inde).

Dans son remarquable essai - La Mondialisation de la pauvreté - l'économiste Michel Chossudovsky (2) montre, dans le détail, comment la Banque mondiale impose le nouvel ordre financier au tiers-monde, et les conséquences pour les populations de cette brutale conversion à l'économie de marché. Comment, par exemple, dans l'Andhra Pradesh (Inde) un tisserand qui gagnait 30 $ par mois pour nourrir les six membres de sa famille s'est mis à gagner 12 $ par mois après que le prix du coton filé se soit envolé suite à la levée des contrôles imposée par le FMI.

Quand, sur une planète donnée, une idée se retrouve toute seule, quand le modèle qu'elle propose devient l'unique modèle qui détermine cette planète, quand l'adhésion à cette idée se fait sous la menace, quand les gardiens et les technocrates de cette idée sont presque partout au pouvoir, quand tout cela arrive, c'est que cette idée est devenue idéologie.

Le totalitarisme se réclame toujours d'une idéologie.

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Novembre 1989, le mur de Berlin tombe et avec lui l'illusion que nous étions du bon côté. Il commence à apparaître qu'il n'y avait pas un bon et un mauvais côté. Il y avait deux idéologies également totalitaires.

Il n'y en a plus qu'une.

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(1) La Chine, le Viêt-nam, le Laos se disent toujours marxistes-léninistes, mais un peu comme le Québec se dit catholique: y a plus grand-monde à la messe. Seule la Corée du Nord est restée stalinienne.

(2) Michel Chossudovsky, La Mondialisation de la pauvreté, aux éditions Écosociété, Montréal, 1998. Michel Chossudovsky est prof d'économie politique à Ottawa, et collaborateur régulier du Monde diplomatique.