Le jeudi 18 novembre 1999


La valeur réelle des hommes
Pierre Foglia, La Presse

Vous savez ce coureur cycliste québécois qui vient de se faire pogner, mais si, c'était dans notre cahier des sports d'hier. Un contrôle inopiné. Il était chez lui. Les flics-pipi du Centre canadien de l'éthique sportive ont cogné à sa porte. Ils ont porté les échantillons au labo, et voilà le petit gars était positif aux stéroïdes anabolisants. La nouvelle ne fera pas grand remous. L'athlète n'est pas connu hors des cercles cyclistes. On dira un dopé de plus et c'est tout.

Ce serait pourtant une belle occasion d'entrer dans la culture du dopage. De comprendre plein de choses qu'on comprend tout croche dans le tapage des grandes affaires, des grands scandales, cette année Sotomayor, Merlene Ottey, Pantani. Une belle occasion de dépasser le discours moralisateur sur la tricherie, sur l'appât du gain et toutes ces conneries.

Vous savez ce jeune coureur cycliste qui vient de se faire prendre, ce n'est pas une vedette. Un coureur tout juste un peu plus que moyen. Ses courses ne lui rapportaient pas 3000 $ par année. Il ne serait pas allé aux Jeux olympiques de toute façon. Un nobody.

La question : pourquoi un nobody qui ne serait pas allé aux Jeux de toute façon, qui s'entraîne comme un malade ni pour l'argent, ni pour la gloire, pourquoi se bourrait-il de stéroïdes anabolisants, en plein mois de novembre, à trois mois de la première course de la saison ? Démêlez ça et vous aurez, compris quelque chose que les vieux débris qui dirigent le sport à Lausanne n'ont pas encore compris : le dopage n'est pas affaire de morale, de tricherie, d'appât du gain. Le dopage est affaire de culture. Quelque chose qui entre dans la routine, dans le quotidien de l'athlète. Novembre, le mois de la musculation, le mois des stéroïdes. Musculation et stéroïdes, ça vient ensemble, comme relish et moutarde, par habitude, par conformité à une culture.

Le 24 octobre dernier, à Chicago, le Marocain Khalid Khannouchi courait le marathon le plus rapide de l'histoire de l'humanité (2h05:42). Cette année, une quinzaine de coureurs ont couru le marathon sous la barre des deux heures et huit minutes. Affolant. Délirant. Combien de ces marathoniens prennent de l'EPO - cette dope miracle qui accroît considérablement le potentiel aéroble - combien ? Je ne sais pas. Ce que je sais, c'est que, derrière, tout le monde accélère. Pour garder le contact. Pour rester dans le coup. Pour satisfaire aux standards, les standards étant ces performances « minimum » que les athlètes doivent réussir pour être acceptés dans les grands Jeux. Plus ça va vite devant, plus, derrière, les standards sont exigeants, forcément.

Véronique, 32 ans, trois enfants. Honnête coureuse de fond, elle se révèle l'an dernier sur le marathon, distance qu'elle courait pour la première fois. Cette année elle a gagné les marathons d'Ottawa (2h40), et de Québec (2h39), et elle était du marathon historique de Chicago (2h37) avec Khannonchi.

Sauf que pour aller à Sydney, Athlétisme Canada a fixé le standard du marathon femmes à 2h33. Quatre minutes de moins que le meilleur temps de Véronique. Une méchante côte à monter. On ne parle pas, ici, de gagner le marathon olympique. On ne parle même pas de finir dans les 30 premières. On parle seulement de gagner son billet pour Sydney. Si vous représentez l'élite sportive par un triangle, Véronique est sur la base, sur le fond avec des milliers et des milliers d'autres de par le monde qui ont fait du sport leur occupation quotidienne, mais qui ne monteront jamais dans la pointe.

Bien sûr que Véronique a pensé à la dope. Elle ne le fera pas, mais bien sûr que ça lui a traversé l'esprit. Avec un peu d'EPO, elle irait à Sydney. Elle toucherait à son rêve olympien.

Elle ne le fera pas. Des milliers et des milliers d'autres le feront. Le jeune cycliste l'a fait. Devant, on se dope pour la médaille, pour le fric, pour la télé, pour la gloire, pour les honneurs, pour la démesure du show, mais ça c'est pas nouveau, c'est pas seulement le sport, Ben Rimbaud, Janis Joyner, Marylin et Merlene (Ottey).

C'est derrière que s'installe la culture de la dope. Derrière dans le train-train quotidien - le train-train! 200 kilomètres de course à pied par semaine! Le train-train! - Derrière, on prend des anabolisants pour le minimum, pour les standards, POUR PARTICIPER.

Devant, des foutus monstres font leur foutu show.

C'est derrière qu'on est en train de perdre la valeur réelle des hommes.

LA MISÈRE DU MONDE - Le Suspectus est le nouveau journal des jeunes de la rue, plutôt bien écrit, subversif bien sûr, et qui ne mâche pas ses mots. Dans le numéro que j'ai sous les yeux l'éditorial s'en prend aux médias qui font, je cite - « du cash avec la misère du monde ».

« Y'ont pas de conscience, y vont écrire pour que ça pogne. Comme on le sait, les jeunes de la rue font l'objet d'un mystère qui attire les citoyens qui tentent de comprendre notre mode de vie. »

Holà! jeunes gens, je crois que vous vous racontez des petites histoires. Les jeunes de la rue ne font pas l'objet d'un bien grand mystère. Les citoyens ne se couchent pas le soir en se demandant comment vous vivez, pas une crisse de seconde. Sauf peut-être quelques téteux de banlieue, les mêmes qui demandent aux putes pourquoi elles font ce métier-là. S'il arrive aux journalistes de parler de vous, c'est que vous êtes partie de la réalité quotidienne de la ville et que c'est notre job de témoigner de cette réalité. Mais je vous assure que personne ne viendrait se plaindre : « Hé! pourquoi vous ne parlez pas des jeunes de la rue ? ».

Parlant de faire du cash avec la misère du monde, est-ce que je peux vous poser deux petites questions en passant : les six jeunes qui font le journal Le Suspectus, sont-ils payés ? Deuxième question : le journal Le Suspectus parle-t-il de la misère du monde ?

TROP TARD - Je n'ai pas très bien compris ou voulaient en venir les intellectuels et artistes qui ont reproché aux récents lauréats du Prix du gouverneur général - Ginette Reno, Denise Filiatrault, Louis Quilico et Michel Tremblay - de ne pas avoir refusé ce prix.

Je ne vois pas ce qu'un refus eût changé. Il était trop tard de toute façon. Comme avec n'importe quel autre prix, la vraie dignité est de ne pas le mériter.