Le samedi 20 novembre 1999


Une simple citoyenne
Pierre Foglia, La Presse

Allez-vous bientôt parler des aliments transgéniques, monsieur le chroniqueur ?

Quand on me prend pour un piano-bar, je dis que je ne joue pas les demandes spéciales. Ce jour-là j'ai répondu avec humeur : « Vous devez être une freak bio, kèque affaire dans une coop alimentaire ? »

Pas du tout, s'est défendue la dame. Je suis une simple citoyenne.

Les gens qui m'appellent se divisent en trois catégories : les victimes, les porte-parole, les fous. En 112 ans de chroniques, vous seriez, madame, la première personne a m'appeler qui n'aurait rien à défendre, rien à vendre, rien à annoncer. Une simple citoyenne ? Vraiment ? Puis-je vous, embrasser ?

Je suis allé la rencontrer à son travail. Nicole Cyr est analyste-programmeur à HydroQuébec, 38 ans, enceinte de trois mois.

Bonjour simple citoyenne !

Après quelques politesses, elle m'a redemandé si j'allais bientôt chroniquer sur les aliments transgéniques.

Vous d'abord, madame. D'où vient donc votre curiosité pour l'agrochimie ? Elle m'a raconté que c'est arrivé dans un cours de cuisine, durant l'été, avant que tous les médias s'emparent du sujet en même temps. Le prof a commencé une phrase en disant : « Il faut faire attention aujourd'hui avec les aliments transgéniques... » Elle a levé la main : « Aliments transgéniques ? Qu'est-ce que c'est que ça ? »

C'est parti de là, dit-elle. Je me suis renseignée. J'ai refeuilleté mes Protégez-vous, une revue de consommateurs à laquelle je suis abonnée, j'ai trouvé un article, je l'ai lu, la fin de l'article renvoyait à des sites Internet. Je suis allée voir. Et plus je lisais plus j'étais en tabarnak, excusez-moi, mais c'est exactement ça, en tabarnak. Plus je-lisais sur la question, plus je me sentais comme un rat de laboratoire qui découvre qu'il est un rat de laboratoire. Comme je venais de tomber enceinte, à ma colère se sont ajoutées des appréhensions peut-être déraisonnables, mais peut-être pas. Pourquoi toutes ces cachotteries ? Pourquoi les aliments modifiés génétiquement ne sont-ils pas étiquetés comme tels? Est-ce là l'attitude normale de gens qui n'ont rien à cacher ?

Et vous êtes devenue une militante écologiste ?

Pas du tout. Je vous répète que je suis une simple citoyenne. Mon mari, mon condo dans Ahuntsic, mon travail, un bébé bientôt. Je ne suis pas partie en campagne contre les aliments transgéniques, j'ai seulement commencé à acheter des légumes et des fruits bio. Et je vous ai appelé. Et c'est à votre tour maintenant. Je vous retourne la question, monsieur le chroniqueur, vous, êtes-vous écolo ?

Pas une seconde madame. Je ne suis pas de cette race d'emmerdeurs qui déifient la nature au nom d'un hypothétique lien spirituel entre l'homme et la nature. Je capote quand j'entends : « Notre mère la terre Gaïa. » Non, je ne suis pas écolo. Je ne respecte pas la terre parce que c'est la terre, la forêt parce que c'est la forêt, les petits oiseaux parce que c'est les petits oiseaux.

Vous n'aimez pas les petits oiseaux, monsieur le chroniqueur ?

Si madame. J'aime bien. Le dimanche, parfois, maman nous servait, avec la polenta, des petits oiseaux rôtis que mon père était allé tuer la veille dans les vignes, c'était un grnd classique en Italie, polenta et uccelli

Non, je ne suis pas écolo. Je ne suis pas contre l'industrialisation de l'agriculture, contre les cultures extensives, ni les engrais qu'elles impliquent.

Les herbicides ? Les insecticides ?

C'est autre chose. Je tiens les herbicides et les insecticides pour des tue-monde. Je les crois infiniment plus dommageables pour la santé publique que ne le seront jamais les aliments transgéniques. J'ai même le sentiment que dans cent ans, peut-être avant, l'emploi irresponsable que nous faisons des herbicides et des pesticides se révélera comme un crime contre l'humanité, quelque chose comme un scandale du sang, puissance mille. On découvrira que des millions de gens sont morts parce que la rentabilité des champs à l'hectare est passée avant la santé des gens. Parce qu'on aura cru les scientifiques à l'emploi de l'industrie quand ils juraient de l'innocuité de leurs saloperies.

Et on se retrouve exactement dans le même débat avec les aliments transgéniques. Sauf que je n'en ai rien à foutre qu'on bricole l'ADN des tomates ; si ça peut les rendre meilleures au goût, ça m'étonnerait, mais si ça peut... Je n'ai rien non plus, pour reprendre l'exemple le plus souvent cité, contre l'idée d'introduire un gène de poisson de l'Arctique dans les fraises pour les rendre plus résistantes aux gelées. En autant que les fraises ne goûtent pas le poisson, la chose m'amuserait plutôt, et me donne envie d'essayer des trucs moi aussi, comme d'introduire un gène de chanteuse dans une endive, rien que pour voir si l'endive va se mettre à chanter Adagio aussi bien que madame Lara Fabian.

Je vois que les écolos sont bien énervés à l'idée que l'on bouscule l'ordre de la nature, mon irritation vient d'ailleurs. Ce qui me fâche c'est qu'on me prenne pour un con. Qu'on me refuse cette information minimum que constitue l'étiquetage. Pain fabriqué avec du blé transgénique. Viande de boeufs nourris avec des moulées à base de céréales transgéniques. Cela ne m'empêcherait pas d'en consommer.

Ce qui me fâche c'est la collusion habituelle, entre l'industrie et les différents gouvernements. Il est totalement scandaleux que Santé Canada approuve les aliments transgéniques À PARTIR des tests effectués par les entreprises qui les produisent! Nommément la firme américaine Monsanto, un des plus grands producteurs au monde de semences transgéniques. Il est scandaleux aussi que Santé Canada se soit plus énervé le poil des jambes sur le fromage au lait cru, que sur les conséquences de l'avènement du génie génétique.

Ce qui me fâche plus encore : voir que, Monsanto finance des programmes de recherche en biochimie dans les universités (notamment à l'Université Laval) et qu'il se trouve des ministres de l'Éducation (notamment le nôtre) pour se féliciter de l'implication de la grande industrie dans l'éducation supérieure, implication qui n'a jamais fait l'objet du moindre débat, pourtant fondamental.

Ce qui m'inquiète plus que tout, madame la simple citoyenne, ce ne sont pas les effets à long terme des aliments transgéniques sur la santé des gens, ce qui m'inquiète c'est de vous voir si petite et vulnérable devant Big Brother si omnipotent.