Le samedi 4 décembre 1999


La mondialisation expliquée aux papas
Pierre Foglia, La Presse

Papa, veux-tu jouer au mondopoly ?
- On dit Monopoly mon garçon, pas mondo, mono.
- Papa ! T'es tellement ringard des fois ! C'est fini, le Monopoly. Ça ne rime plus à rien d'acheter des terrains, c'est petit, c'est banlieue, complètement dépassé. Le nouveau jeu, c'est le mondopoly.
- Ah bon. Et qu'achète-t-on au mondopoly ?
- On achète des usines de chaussures au Pakistan.
- Comme c'est amusant. Et après ?
- Après on ferme les usines de chaussures au Pakistan.
- Tu viens de me mêler, mon chéri. Le jeu, c'est de fermer et d'ouvrir des usines ?
- C'est ça. Tu fermes les usines là où les salaires sont hauts, pour en ouvrir d'autres, là où les salaires sont bas.
- Hé c'est génial ! Et pas compliqué. J'avais entendu dire que ça prenait des connaissances en économie pour jouer au Mondo machin...
- Non, mon papa. N'importe quel con peut jouer à ça.
- O.K. D'abord, on joue. Ça commence comment?
- Ça commence à Saint-Jérôme. T'es patron d'une grande usine de chaussures à Saint-Jérôme. T'es, dans ton bureau. Ça cogne à la porte. Toc toc toc. C'est le président du syndicat, il vient déposer les demandes salariales pour la prochaine convention collective : 6 % d'augmentation.
- Qu'est-ce que je fais ?
- Tu tires une carte. Il y a deux sortes de cartes. Les cartes qui disent oui, les cartes qui disent non.
- Si je tire un oui ?
- Tu donnes l'augmentation et t'as perdu. T'es game over comme on dit au Nintendo.
- Qu'est-ce qui m'arrive ?
- Rien. Tu gardes ton usine. Tu vivotes. Tu deviens président de la chambre de commerce des Basses-Laurentides. Tu vas jouer au bowling le mercredi soir.
- Et si je tire un non ?
- Tu viens de gagner une autre vie, comme on dit aussi au Nintendo. Tu fermes l'usine à Saint-Jérôme. Tu les fous tous au chômage. Et tu vas ouvrir une autre usine de chaussures au Pakistan.
- Et je gagne quoi ?
- Beaucoup. Au Pakistan, ils vont être si contents de te voir arriver qu'ils vont te donner un terrain pour construire ton usine, et ils vont t'exonérer de toutes taxes et de tous impôts. C'est la règle d'hospitalité pour les investisseurs étrangers dans les pays sous-développés (comme les Expos ici). Autre avantage, les Pakistanais sont très raisonnables question salaire : pour 80 roupies par jour, moins de quatre dollars, tu les fais marcher au plafond. Évidemment, comme ils sont plus ou moins morts de faim, ils n'ont pas l'énergie pour soutenir les cadences de production que l'on a ici, pour obtenir le même rendement il faut les faire travailler plus tard le soir, ça ne les dérange pas vraiment, de toute façon le soir ils s'emmerdent, ils ont pas la télé. Tu me suis, mon papa ?
- Très bien. C'est enfantin.
- Attention, mon papa ! At-ten-tion ! C'est ici que, justement, le jeu se complique. Un matin, t'es dans ton bureau, ça cogne à la porte. Toc toc toc.
- Ah non ! Again !
- Hélas ! mon papa. Les mêmes Pakistanais qui mouraient de faim, les mêmes que tu as sortis de leur cloaque, aujourd'hui repus et arrogants, te réclament, comme un dû, 85 roupies par jour au lieu de 80...
- Qu'est-ce que je fais ?
- Tu tires un carte, mon papa. Si c'est oui, t'as perdu. Te voilà hors jeu. Game over. Tu deviens président de la chambre de commerce du Panjad, et tu vas aux putes le mercredi soir parce que y'a pas de bowling à Islamabad.
- Et si c'est non ?
- T'as droit à une autre vie. Tu continues. Tu te dépêches de fermer ton usine de chaussures au Pakistan en foutant cette gang de pouilleux revendicateurs au chômage, et tu vas ouvrir une autre usine ailleurs.
- Où ailleurs ?
- Ça peut-être juste à côté, au Bangladesh. Mais ce serait mieux en Chine. On y pratique un capitalisme d'État très performant, salaires extrêmement bas, pas de syndicat, pas de droits civiques, pas de lois sur l'environnement, pas de loi sur le travail des enfants, ce qu'on fait de plus efficace depuis les anciennes colonies...
- Et le jeu finit comment ?
- Le jeu finit quand tu reviens en vacances à Saint-Jérôme. En marchant dans la rue, tu rencontres Jean-Guy, Jean-Guy c'est l'ancien président du syndicat de ton ancienne usine à Saint-Jérôme...
- Comment ça va, Jean-Guy ?
- Bof, on fait aller.
- Tu travailles ?
- Non, toujours au chômage.
- Tu viens d'aller acheter tes cadeaux de Noël ?
- Ça ? Ces boîtes-là ? Non. C'est des chaussures pour les enfants. J'arrive de chez Yellow.
- Des chaussures ! Je peux voir ? Hé sont belles. Pas cher. D'où elles viennent ?
Jean-Guy examine la chaussure et finalement trouve une inscription, sur la languette.
- Made in Pakistan.
L'EXCEPTION CULTURELLE - Parlant de mondialisation, autant je vois des raisons économiques de la repousser, autant les arguments culturels me laissent perplexe. En fait, je ne comprends pas ce que prétend protéger L'EXCEPTION CULTURELLE que négocient les Européens.

Que veut dire, par exemple, une phrase comme: « Si on ne la protège pas de l'impérialisme d'Hollywood, notre industrie cinématographique disparaîtra » ?

Les Américains sont les rois de la comédie facile, genre Pretty Woman que j'ai vue trois fois à la télé, certainement pas parce que les Américains sont impérialistes, parce que je suis un peu con, parce que y'avait rien d'autre ce soir-là, et aussi parce que ce n'est pas si désagréable que ça à regarder, Julia Roberts n'a jamais fait vomir personne, arrêtez de déconner.

Si Pretty Woman et les nounouneries du genre prennent trop de place dans le paysage culturel mondial, c'est parce que la facilité est impérialiste, pas les Américains. Les cineastes américains, les vrais comme les frères Coen (Fargo), souffrent autant que Bresson et Pialat de cet impérialisme-là.

Pour le livre, je comprends encore moins. Quels grands romans auraient lus les Français depuis Proust, s'ils n'avaient pas lu Garcia Marquez ?

L'exception culturelle ? Qu'est-ce que cela veut dire ? La culture n'est-elle pas, déjà, de toute façon, une rare exception dans « le culturel » ?