Le mardi 14 décembre 1999


La délation est une limace
Pierre Foglia, La Presse

Reçue l'autre jour par - courriel anonyme, cette rampante dénonciation :

Bonjour, voici l'histoire, vous en ferez ce que vous voudrez, j'ai assez peu de détails, mais c'est pas des ragots. Si d'ici quelques jours je n'ai pas de vos nouvelles, je contacterai quelqu'un d'autre car je crois que c'est le seul moyen d'empêcher ce qui se prépare.

Dans ma ville (le nom de la ville) il y a un centre communautaire (le nom du centre)... le directeur (le nom du directeur) a tripoté 5 petits garçons du camp de jour l'été passé. Il a été mis dehors. Ce n'était pas la première fois qu'il se faisait prendre pour ce genre de choses... Devinez qui revient comme directeur du centre l'été prochain ? Paraîtrait qu'il a suivi une thérapie et qu'on n'a pas à s'inquiéter.

L'effet le plus pervers de la délation, c'est de vous fourrer un doute dans la tête. Et si c'était vrai ? Et s'il arrivait quelque chose que j'aurais pu empêcher ?

J'ai fait ce que je déteste le plus faire dans ma job, j'ai fait le flic. Première vérification: comme je ne suis jamais un premier choix pour ce genre de confidence, plutôt un dernier recours, si on s'adresse à moi c'est qu'on a été refusé ailleurs, qui ? J'ai vite découvert qu'un confrère du Journal de Montréal avait travaillé sur le même sujet. « J'ai laissé tomber il y a déjà un moment, m'a-t-il confirmé. Rien pour appuyer les dénonciations. Dossier fermé en ce qui me concerne. » Un mot du confrère : pas du tout le genre à laisser tomber une bonne histoire. Je suis allé sur ses traces quand même... les flics, le président du conseil d'administration du centre communautaire, le directeur lui-même. Et bien entendu je n'ai rien trouvé non plus.

Enfin si, j'ai trouvé des trucs, mais qui n'ont rien à voir. J'ai trouvé une chicane entre deux cliques. L'ancienne clique au pouvoir qui favorisait (c'est le mot), une gestion très familiale du centre. Et la nouvelle clique qui veut mener le centre comme une entreprise. La nouvelle administration s'incarne dans le directeur général, je suis justement dans son bureau, on parle, je lui demande si, par hasard, il ne serait pas un peu gay.

Il me dit si, je suis gay. Pas un peu. Gay. Et ce n'est pas un hasard. C'est une orientation sexuelle. Et ça ne regarde que moi.

Apparemment non ! Ça ne regardait pas que lui. Apparemment ça a beaucoup intéressé l'autre clique. L'an dernier, un jeune moniteur du centre, 17 ans, a déposé une plainte contre le DG pour agression sexuelle. Ce que j'ai pu savoir du rapport de police, c'est que le moniteur et le DG s'étaient affrontés dans une sorte de combat de lutté plus ou moins amical, le moniteur tiraillait et poussaillait le DG qui s'est tanné: si tu veux te battre on va se battre ! Ce n'était vraiment pas génial comme idée. L'autre clique a pressé le jeune homme de porter plainte. Ce qu'il a fait.

Le conseil d'administration a suspendu le DG le temps que dure l'enquête. La police n'a porté aucune accusation. Vous savez pourtant comment sont les flics dans les histoires de cul ? Particulièrement quand il y a un homosexuel dans le portrait. Non, vous savez pas comment ils sont? Ils sont hystériques. Exactement comme la population.

L'ancienne clique avait donc perdu le pouvoir. Puis raté quelques tentatives de putsch. Passé à côté aussi de la une du Journal de Montréal. Et elle vient tout juste de se faire replanter à l'assemblée annuelle. Restait Foglia. Après moi, mais le bourgeois répugne à descendre si bas, après moi il n'y a plus que Photo Police ou Allô Police. Bref, j'ai reçu un second courriel, plus susurreux, plus gluant que le premier, avec les noms et les numéros de téléphone de témoins prêts à me parler.

Le pire, j'en jurerais, c'est que l'anonyme qui m'écrit, bave en toute bonne foi. Répercute ses basses calomnies avec l'assurance qu'elles sont de salut public. Non seulement répercute, mais amplifie. En chemin le DG gay est devenu pédophile, il a agressé cinq petits garçons, et ce n'était pas la première fois, il a été limogé, il a suivi une thérapie, le conseil d'administration l'a repris à la suite de dieu sait quel chantage. Tout est faux. Tout.

On est devant une caricature exemplaire de l'une des plus dégoûtantes dérives du siècle : la délation. Système politique ou simple système de police, mais toujours pourvoyeuse de goulags et de fours crématoires. Toujours rampante. Et universelle parce que contrairement à ce que l'on croit, la crapule dénonce autant (en fait, beaucoup plus) que le petit-bourgeois.

Meurtrière, la délation existe depuis toujours. Et depuis toujours, mais jamais autant que maintenant, on essaie de nous faire croire qu'elle est un devoir civique. Jamais. La délation est une foutue limace.

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À L'ÉCOLE DE LA VIE - Vous savez la petite Geneviève Jeanson qui a gagné deux médailles d'or en Italie cet automne, au championnat du monde de cyclisme ? Voyez qui je veux dire, la petite blonde allumée ?

Et bien ça va pas bien.

Pas malade ni rien. Elle finit l'école demain. Part en Arizona le 5 janvier pour s'entrainer. Tout serait parfait si les autorités cyclistes, je veux dire tout ce qui grouille à l'Association cycliste canadienne et à la fédération québécoise voulait bien lui foutre la paix. Mais non. Faut qu'ils l'emmerdent. Faut qu'ils l'écoeurent. Pourquoi ? Ah ça !

Suivez-moi bien. Trois choses font de Geneviève Jeanson une petite merveille à pédales. Un, son talent. Deux, une capacité de souffrir exceptionnelle. Trois, un entraîneur privé presque à temps plein, qui la tient à l'écart du milieu cycliste dont il est extrêmement méfiant, à tort ou à raison, on s'en fout, le résultat c'est que, drette là, Geneviève Jeanson est une des trois meilleures cyclistes au monde.

Mais c'est exactement ce qui les fait chier. Qu'elle soit si bonne et qu'ils n'y soient pour rien. Que leurs entraineurs nationaux, leurs stages nationaux, leurs programmes nationaux n'y soient pour rien. Ils ne le prennent pas. Comme si les succès de Geneviève Jeanson les renvoyaient à leur médiocrité, à leur inefficacité, à leurs paperasses, à leurs grandes gueules, à leurs nostalgiques souvenirs d'anciens coureurs, je sais-tu, moi.

Savez ce qui les écoeurerait le plus ? C'est que Geneviève Jeanson gagne la seule médaille olympique du cyclisme canadien sur route à Sydney. Or c'est une très forte probabilité.

Et c'est pour ça qu'ils vont pein-être réussir à ne pas l'envoyer à Sydney. Le sport, une grande école de vie ? You bet.