Le vendredi 24 décembre 1999


Le bogue de Noël
Pierre Foglia, La Presse

En fait, ce serait plutôt le bogue de cette fin de siècle. Mais comme ça commence par un cadeau, allons-y pour le bogue de Noël.

Il était,une fois une petite fille qui s'appelait Anne. Elle avait onze ans, peut-être douze. Quand l'histoire commence, Anne attend dans une petite salle avec son avocat pour comparaître au tribunal de la jeunesse. Je ne sais pas exactement pourquoi elle est là. Sa famille d'accueil voulait la garder. La Direction de la protection de la jeunesse voulait l'envoyer dans une autre famille d'accueil, un truc du genre. Anne s'en fiche, je crois. Elle n'a plus de parents. Elle attend. Comme je l'ai dit, elle est avec son avocat, maître Marc Saint-Louis. Il a été désigné d'office. L'enfant et l'avocat sont assis dans cette petite salle attenante au tribunal. L'attaché-case de l'avocat est posé sur la table.

Qu'est-ce qu'il y a dans ta valise? demande la gamine qui s'ennuie.

L'avocat ouvre l'attaché-case. Dedans il y a des dossiers, de la paperasse. Et un livre. La petite fille prend le livre sous l'oeil intrigué le l'avocat. La petite fille lit le titre : Les Confessions de Jean-Jacques Rousseau.

Souriez-vous ? Je vous demande ça parce que moi, quand on m'a raconté l'histoire, j'ai éclaté de rire. Les Confessions de Jean-Jacques Rousseau ! Dans une mallette d'avocat ! Ah ah! Oh oh!

Sans doute un peu vexé, Me Saint-Louis a interrompu son récit pour me demander si, par hasard, je tenais les avocats pour une bande de foutues bourriques incultes. Mais non. Mais non. Qu'allait-il chercher là ! Je connais des avocats qui ont lu Alexandre Jardin et qui ont tout compris du premier coup, mais Jean-Jacques Rousseau c'est plus rare. C'est tout. Je le priai de continuer. Donc, la petite fille s'empare du livre, le feuillette et même entreprend d'en lire un passage...

Aimes-tu ? s'amuse l'avocat, tout de même un peu surpris.

Me le donnes-tu? demande la petite fille.

Bien sûr, l'avocat s'est empressé de le lui donner.

Fin du premier chapitre.

Pour les lecteurs peu familiers avec Jean-Jacques Rousseau, Les Confessions sont une oeuvre bucolique, lyrique, pleine de rêveries et de digressions qui distillent un léger ennui, mais rien de séditieux, ni de osé. Un enfant n'y fera pas son éducation sexuelle, tout au plus y apprendra-t-il que les élans du coeur donnent des vapeurs, mais quelle petite fille de onze ans ne sait pas cela d'avance ? Certes, l'oeuvre a longtemps été à l'Index, mais comme toutes les oeuvres de Rousseau dont les idées modernes (pour la fin du 18e siècle) sur l'éducation, sur le travail et la politique (notamment dans Le Contrat social) ne plaisaient pas à l'Église. Si Rousseau n'est pas recommandé aux enfants, c'est seulement parce qu'il n'est pas rigolo. Mais si un enfant tombe par hasard sur Les Confessions et si par un hasard encore plus improbable, se met à triper dessus, il ne faut surtout pas le lui enlever, il faut crier au miracle et organiser des pèlerinages, ce sera le premier Fatima de la littérature mondiale.

Ce n'est pas tout à fait ce qui est arrivé.

La famille d'accueil a confisqué le livre de Anne. Le titre les a peut-être troublés. Ou peut-être font-ils partie d'une secte de chrétiens fondamentalistes. Je ne sais pas. ils ont remis le livre aux intervenants de la Direction de la protection de la jeunesse, ceux-là mêmes dont la juge Ruffo a souvent vanté la grande culture. Ils ont rapidement feuilleté la chose, se sont aperçus qu'il y avait dedans des mots de plus de quatre syllabes et ont fait venir immédiatement l'escouade de la moralité.

Il est finalement revenu à une avocate du contentieux de la DPJ, Me Marie Riendeau, de renvoyer le livre à Me Saint-Louis en l'accompagnant d'une lettre comme devaient en écrire les commissaires du peuple dans les anciens régimes totalitaires:

Notre client (la famille d'accueil) nous a demandé de vous retourner ce livre... les intervenants estiment que Les Confessions de Jean-Jacques Rousseau est un ouvrage qui ne convient pas du tout à une enfant de l'âge de Anne et ce, sans compter la vulnérabilité affective de celle-ci. Or ceux-ci se questionnent non seulement sur l'opportunité de votre geste mais aussi sur sa signification. De plus, le fait que vous l'avez posé sans d'abord consulter et obtenir le consentement des personnes qui assument quotidiennement le soin et la responsabilité dAnne s'avère très préoccupant. Par conséquent nos clients considèrent qu'il était inapproprié que vous lui remettiez ce cadeau.

Pour notre Part nous nous interrogeons également, etc.

Moi aussi je m'interroge. Toute première interrogation: faut-il passer un test de français pour devenir avocate ?

Seconde interrogation : comment, écrivant aussi laborieusement, peut-on juger de la pertinence d'une lecture ?

Troisième interrogation en forme de constat: la DPJ et les centres jeunesse croulent sous les dossiers en retard, le manque de ressources, et voilà à quelles niaises peccadilles perdent leur temps des intervenants et les avocats payés à même les fonds publics ?

Quatrième interrogation : où voulez-vous en venir avec vos sous-entendus et vos menaces voilées ? Insinuez-vous que Me Saint-Louis a essayé de séduire la petite Anne en lui offrant un livre ?

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Le voilà bien, le bogue du siècle: l'excès de moralisme. À une autre époque, ils étaient inquisiteurs et traînaient les hérétiques devant le tribunal du Saint-Office. Aujourd'hui ils sont inspecteurs, travailleuses sociales, avocats, ils vont vérifier si on peut entrer en chaise roulante dans les toilettes des restaurants, si les cyclistes ont un casque sur la tête, ils cherchent des microbes dans le fromage au lait cru, ils comptent s'il y a autant de petits Nègres que de petits Blâncs dans les livres d'enfants.

Le voilà bien le bogue du siècle : absence de morale universelle, excès de morale particulière. En Afrique, des millions d'enfants, orphelins du sida, meurent couverts de mouches. Ici, ils sont douze intervenants à chercher un tout petit pou sur la tête d'un enfant.

Le voilà bien le bogue du siècle: le bien tout le temps, mais la bonté pas trop souvent. Le bien et sa petite soeur la pureté. Le bien et son autre petite soeur la suspicion.

Allez je vous souhaite un joyeux Noël, mais si vous devez recevoir le père Noël, méfiez-vous quand même, il est sûrement pédophile.

Je vous souhaite aussi une bonne année, mais arrêtez de vous péter les bretelles avec le troisième millénaire, le 18e siècle n'est même pas terminé.