Le vendredi 31 décembre 1999


Le bonheur
Pierre Foglia, La Presse

Pour mon grand-père maternel (1861-1949), le bonheur était de revenir des champs, de s'asseoir au bout de la table commune, de laper sa soupe à grand bruit, puis d'aller se coucher. S'endormir abruti de fatigue. Pour mon grand-père, le bonheur était une sorte de coma. Un grand malheur l'endeuillait pour toujours: la mort de ses deux garçons à la guerre. Tous les matins, en allant aux champs, il passait sans s'arrêter, sans même un regard, devant le cimetière où ils étaient enterrés. Il leur en voulait de l'avoir laissé seul avec ses neuf filles. C'était avant la mécanisation de l'agriculture. Les filles ne valaient pour faucher ou pour tenir les attelages de boeufs dans les sentiers pierreux.

C'était aussi le début de l'exode rural. Dans la banlieue de Milan, les premières grandes filatures embauchaient à pleines portes. Mon grand-père avait du mal à recruter des ouvriers pour les travaux des champs. Une fois, dans un village voisin, il en avait trouvé un qui s'appelait Carlo. Sobre et dur à l'ouvrage, Carlo est resté deux ans, le temps de s'amouracher de Ambrosina, la plus jeune des filles de mon grand-père et de l'emmener à Milan. Lazzarone ! Voleur !

Carlo (1896-1993) et Ambrosina (1902-1982) ont eu deux filles et un garçon.
Le garçon c'est moi (1940- ).

Carlo et Ambrosina ont déménagé en France pour un avenir meilleur. Mon père travaillait comme manoeuvre-maçon. Ma mère travaillait comme femme de ménage. Sans jamais s'en parler, ils ont réglé le cas du bonheur une fois pour toutes: ce ne serait pas pour eux. Ils avaient, de toute façon, trop de travail pour s'occuper de ça. J'ai entendu mille fois ma mère répéter cette phrase épouvantable: « che felicità? Votre père et moi on est juste des pauvres ignorants ». Ma mère n'était pourtant pas si humble. En fait ma mère visait plus haut que le bonheur: elle visait la sainteté en se sacrifiant pour nous. Ça aussi, elle nous l'a dit mille fois: « Pourquoi pensez-vous que je frotte tous ces planchers? Pourquoi pensez-vous que je lave la merde des Français? Pour vous. Pour que vous soyez heureux un jour. » Elle ne nous promettait pas le bonheur. Elle nous y condamnait, en reconnaissance pour elle. Après tout ce qu'elle avait fait, nous « lui devions » d'être heureux. Nous avions le choix d'étre heureux ou d'être ingrats.

Il revint à ma soeur aînée Rosina (1926- ) de s'essayer la première au bonheur. Avec un certain succès je dois le reconnaître. Elle commença par immigrer en Amérique qui est un endroit fantastique pour être heureux, la preuve en est qu'elle y trouva presque tout de suite un mari officier dans la marine marchande, et une civilisation électroménagère beaucoup plus avancée que dans la petite ville de la Champagne pouilleuse où nous vivions à l'époque. Ma soeur nous a envoyé des photos de son mariage, on la voyait coupant le gâteau, ou plutôt on ne la voyait pas, tant le gâteau était gros. Ma mère montra les photos au charcutier chez qui elle faisait le ménage à ce moment-là. Le charcutier avail une fille à peu près du même âge que Rosina, énorme avec des lunettes, elle se rongeait les ongles et travaillait à la Sécurité sociale.

Ma seconde soeur Louisa (1934- ) partit pour l'Amérique peu après, y trouva également le bonheur, avec un fils d'immigré mexicain, mais très correct pour un fils d'immigré. Sur la première photo qu'on reçut de lui, il portait un t-shirt de UCLA. Ma mère expliquait à la voisine que c'était le nom d'une des plus grandes universités du monde.

Moi j'étais encore trop petit pour aller chercher le bonheur en Amérique. Et d'ailleurs, j'étais trop maigre. Ma mère qui craignait que je sois refusé par les services de santé de l'immigration me faisait bouffer du steak haché de cheval cru auquel elle mêlait un jaune d'oeuf battu. J'aimais bien. J'aimais aussi le beurre de peanut qu'envoyait ma sur aînée. Nous recevions des lettres fleuves qui racontaient l'Amérique, c'est moi qui les lisais à maman et je me souviens d'une histoire qui m'avait beaucoup impressionné, à San Francisco, un homme venait de subir la première opération transsexuelle de l'humanité. Ça n'a aucun rapport, mais c'est à peu près vers la même époque que je devins communiste avec un très net penchant pour le prolétariat paysan. Bref, j'avais 15 ans, et savais maintenant où trouver le bonheur: dans un kolkhose en Californie. Et tant qu'à changer encore de pays, pourquoi ne pas changer de sexe aussi, je trouvais la transsexualité amusante comme tout; je verrais rendu sur place s'il y avait un moyen de moyenner.

La suite vous la connaissez. Je vous l'ai racontée plusieurs fois. Je suis allé en Californie mais pas dans un kolkhose. Et juste avant de devenir transsexuel, j'ai rencontré une jeune fille de Saint-Jean-sur-le-Richelieu. On est revenus au Québec. On a eu deux enfants. Et voilà.

Le bonheur? Pranchement j'avais moins de dispositions que mes soeurs pour le bonheur. Mais je me suis beaucoup amélioré ces dernières années. J'ai pris énormément de notes, je ne sais pas si elles vous seront utiles, je vous les livre sans flafla, elles ne sont pas classées par ordre d'importance encore que la première « Le bonheur ne fait jamais vroum-vroum » me semble assez universelle pour etre gravée au fronton du musée du bonheur si jamais on se décidait à en ouvrir un, un jour.

Comme je vous le disais, mes notes ne suivent aucun ordre, cependant, toutes tentent modestement de répondre à la grande question que posa le premier Spinoza: le bonheur peut-il donner un sens à notre existence et à nos actes ?

-Le bonheur, donc, ne fait jamais vroum-vroum.
-Le bonheur n 'est pas obligatoire (ça, c'est pour ma maman, pas pour Spinoza).
-Le bonheur, comme le soleil, réchauffe les uns, fait de l'ombre aux autres.
- Le bonheur c'est un chat qui saute sur vos genoux. Ne le caressez pas. Faites comme s'il n'était pas là.
- L 'homme et sa fiancée sont plus faits pour le plaisir que pour le bonheur.
-Le bonheur du saumon est de remonter SA rivière. Le mien aussi, de plus en plus.
-Le bonheur c'est un petit garçon qui arrive chez lui avec ses parents, des voleurs ont vidé l'appartement durant leur absence. Les parent disent non non non. Disent ah merde, c'est pas vrai. Le petit garçon fonce dans sa chambre en revient tout content en montrant son nounours dans ses bras: youppi ils l'ont pas pris!
-Le bonheur de Diane, 38 ans: « C'est samedi matin. J'écoute de la musique en rangeant la vaisselle. Les enfants jouent dans le salon. Mon mari est pas loin. Je me demande comment un bonheur aussi ordinaire, presque niais, peut me donner autant de contentement. »
-Je répète: le bonheur ne fait jamais vroum-vroum.
-Le bonheur peut faire toutes sortes de bruits, mais le seul moment où il zozote légèrement, c'est quand une petite fille de douze ans chante « A kiss from you, hou hou hou », à cause des broches qu'elle a dans les dents.
-Le bonheur de réparer un truc avec un tournevis.
-Michæl Jordan a dit (dans Vanity Fair) que le plus grand bonheur pour lui était de conduire ses enfants à l'école.
- Un bonheur (trés rare) qui ne m'est jamais arrivé, mais j'en rêve dans mes moments de bonté, c'est d'échanger des propos intelligents sur Internet avec un Coréen, une Brésilienne et un Papou. Et tout de suite après de sortir les vidanges en même temps que mon voisin, causer avec, et m'apercevoir qu'il n'est pas con non plus.
- Pour les astrologues, le bonheur est souvent dans la troisième maison du Verseau (au fond du couloir à gauche).
- Pour les astronomes le bonheur n 'est pas comme on le croit de regarder les étoiles. Le bonheur des astronomes est franchement décevant. Leurs téléscopes sont branchés directement sur l'écran plat d'ordinateurs à cristaux liquides.
- Le bonheur de Bette Midler «lies far beneath the bitter snow».
- Des fois le bonheur c'est con, mais con ! Il ne reste plus que toi et deux ou trois passagers de ton vol devant le carrousel, tous les autres sont partis avec leurs valises, tu commences à penser que la tienne est perdue, mais la voilà qui sort des entrailles de l'aéroport, et t'es tellement content, mais tellement content! Presque aussi content que le jour où ta fille a eu un enfant.
- Le bonheur est parfois dans la plénitude de l'évocation. À la pharmacie, en attendant tes médicaments tu ramasses machinalement un prospectus qui parle de la prévention et de la façon de soigner les hémorroides. Et la première phrase du prospectus va comme ceci: «Le mot hémorroides vient du grec. »
- Le bonheur de prendre une marche en mars dans une érablière, quand le printemps s 'annonce goutte à goutte au fond des chaudières. Cling, cloung, cling cloung. Concentration de succulence.
- Se lever de bonheur aprés avoir fait la grasse matinée.
- Le bonheur intense des petits pois dans leur boîte, le lendemain de la date d'expiration, et qu'il n 'y a pas eu de bogue.
- Le bonheur juste comme ça, en passant, debout dans la cuisine.
- Un autobus scolaire sur une roule de campagne. Grosse poule qui s'arrête pour pondre son oeuf devant chaque maison. Une petite fille ici, là un petit garçon qui court dans l'allée. Un chien arrive tout content. L'enfant lache son sac d'école pour rouler dans l'herbe avec le chien. Le bonheur est de la même couleur que le sac d'école de l'enfant: bleu outremer. Mais on peut dire aussi lapis-lazuli, ça fait un bonheur encore plus joli.
- Le bonheur coupable des poètes qui vont en vacances dans un club Med.
- Se glisser dans le bonheur à vélo. On descend la colline et on est déjà dans la longue rue qui mène à la place du village. Sur la place, il y a un café, quelques tables sous des parasols. Ces messieurs-dames veulent boire quelque chose. Un diabolo-menthe mon prince.
- Le bonheur d'aimer. Le bonheur de faire ce qu'on a à faire le mieux possible.
- Le bonheur de vivre le moment qui passe. Cette urgence gloutonne, quand on est hanté par le souvenir des morts, de goûter à tout ce que l'on aime en même temps. Vivre, vous dis-je. Le bonheur de vivre.