Le samedi 22 janvier 2000


Le pays dont on tue les enfants
Pierre Foglia, La Presse, Irak

L'odeur est la même qu'il y a deux ans: organique. Celle d'un pays en décomposition. Il y a pourtant un air de fête dans l'air. Sur les trottoirs, devant les restaurants, des régiments de poulets tournent sur les broches des rôtissoires. Dans la vitrine des pâtisseries, les baklavas dégoulinent de miel. En cette dernière nuit du ramadan, Bagdad se prend pour Bagdad avant l'embargo.

Nous sommes arrivés hier après une courte escale à Amman, en Jordanie. De Amman, 12 heures de route à travers le désert. Autre absurde sanction qui paralyse l'Irak, l'aéroport, de Bagdad est fermé depuis neuf ans. J'accompagne une délégation d'une dizaine d'humanitaires québécois auxquels se sont joints un médecin catalan de Barcelone et le député du NPD Svend Robinson. Ils viennent constater les effet des sanctions.

Notre délégation était officiellement chaperonnée par deux guides-flics, un du ministère de l'intérieur, un autre du Croissant rouge qui « supervisaient » nos déplacements officiels. Pas très porté sur l'officiel, je me suis éclipsé dès le premier jour, pour aller rencontrer Salman, le tailleur. Il y a deux ans j'allais boire le thé à sa minuscule échoppe qui fait aussi bureau de change, épicerie et salon-où-l'on-cause. Il était derrière sa machine à coudre quand je suis arrivé. Il m'a reconnu tout de suite, m'a donné l'accolade en marmonnant quelque chose à propos d'Allah, j'imagine bienvenue dans la maison d'Allah. Il m'a servi le thé dans un verre qui brûlait les doigts.

Salman ne parle pas un mot de français ni d'anglais, c'est bien pratique quand, anyway, tu n'as pas le droit de parler aux étrangers. Après le deuxième thé, il a quand même trouvé le moyen de me dire que son petit-fils de trois ans, la prunelle de ses yeux, était mort l'été dernier. Et comme je ne lui demandais pas de quoi il était mort, il me l'a dit quand même: mon petit-fils est mort de l'embargo. En patois irakien, ça se dit en deux mots: « No antibiotiques ».

J'avais passé une matinée atroce à visiter des hôpitaux, itinéraire obligé de toutes les délégations étrangères en visite officielle. Atroce parce que, un enfant qui souffre du cancer, c'est encore plus atroce quand on est une douzaine de touristes humanitaires à le regarder mourir et à le prendre en photo. Au pied du lit du petit mourant, les médecins irakiens parlaient de malformations peut-être dues à l'uranium appauvri des missiles américains. Ils ont été plus convaincants en dénonçant le manque de médicaments, particulièrement d'antibiotiques. Je les devinais surtout irrités d'être de corvée de propagande.

On sort de ces visites à la fois bouleversé par le dénuement et la déchéance des lieux, et nauséeux du freak show que les apparatchiks du pouvoir se croient obligés de donner pour entretenir la compassion des observateurs étrangers.

En deux secondes et en deux mots - no antibiotiques - et avec une petite photo noir et blanc qu'il tenait entre ses doigts tremblants, Salman le tailleur m'a branché, au-delà du freak show, sur une réalité plus freakante encore. Affligés de mille maux - chômage, pannes, délabrement du système hydraulique qui transforme des quartiers entiers de Bagdad en cloaques, marché noir qui fait flamber les prix des produits de première nécessité, répression policière - la plus grande peur des Irakiens aujourd'hui est pourtant ailleurs. Le plus grande peur des irakiens? Que leurs enfants tombent malades. Un simple rhume, une diarrhée peut les tuer.

Selon l'Unicef - pas selon Saddam Husseîn - selon l'Unicef, qui est une entité de l'ONU, je vous le souligne, les sanctions maintenues par les Américains, les Britanniques ( et les Canadiens ) sont directement responsables de la mort de 4500 enfants de moins de cinq ans par mois. PAR MOIS. Cinquante-quatre mille par année. Trouvez pas que ça commence à faire un foutu grand cimetière? ( Juste pour rire, je reviens à Montréal, je pitonne « Irak » sur Internet, et Yahoo! me renvoie cette suave et laconique réponse: « Aucune dépêche sur le sujet. » C'est sûr. Cinquante-quatre mille enfants assassinés par année, quand ça fait neuf ans que ça dure, ce n'est plus une nouvelle.

L'odeur est la même qu'il y a deux ans: celles des égouts. Bagdad a pourtant l'air moins glauque qu'il y a deux ans. Je suis rentré à l'hôtel à pied en traversant les quartiers les plus animés de la ville. Les étals des épiciers de la rue Al Saadoun croulent sous les dattes et les oranges. Les poulets qui tournent sur leur broche valent 3000 dinars pièce ( trois de nos dollars ), exactement le salaire mensuel d'une institutrice, d'un flic, ou d'une lnfirmière. Du côté de Tahir Square, téléviseurs, jeux vidéo et meubles de luxe s'affichent en vitrine de luxueux magasins. Dans les souks voisins, les vieilles familles bradent leur vaisselle et leurs bijoux. Sur l'avenue Abu Nuwas qui longe le Tigre, des architectes qui roulent en Mercedes tirent les plans de condos princiers. Une fine poussière d'or, oh très très fine, très très superficielle, s'est posée sur la pouillerie. Juste assez pour tromper l'oeil. Mais l'odeur est bien celle des égouts qui débordent.

L'odeur est bien celle d'un pays en décomposition. Pourtant l'Irak flotte toujours sur une mer de pétrole, et peut-être vous demanderez-vous où passe le fric de ce pétrole que l'Irak a le droit de vendre pour acheter de la nourriture et des médicaments? En deux mots, le fric est gelé dans une banque de New York. Le tiers sert à payer les dommages de guerre au Koweït. Une autre partie paie les opérations des différentes missions de l'ONU en sol irakien. Et pour dépenser chaque sou du reste, l'Irak doit justifier chacun de ses achats auprès d'une commission de contrôle si épouvantablement tatillonne que les produits de première nécessité arrivent en Irak au compte-gouttes.

Les employés de l'ONU chargés de coordonner les opérations humanitaires en Irak (UNOHCI), comme les gens de la FAO ou de l'Unicef qui travaillent sur le terrain, s'accordent tous pour dénoncer l'odieux acharnement des Américains sur ce pays d'enterrés vivants.

J'ai eu jadis un prof un peu sadique qui, lorsqu'il y avait du chahut dans la classe, faisait exprès de se tromper de coupable. On n'a jamais très bien compris quelle leçon il voulait nous donner en punissant exprès un innocent, et nous avions beau protester - « c'est pas lui, m'sieur, c'est pas lui ! » - il nous rappelait brutalement à l'ordre: «Silence ou je punis toute la classe. » Lâchement, nous nous taisions.

Ainsi font les Américains en Irak.

Ils punissent les plus innocents et épargnent le gros crétin qui a foutu le bordel. Quand on leur fait remarquer que leur acharment coûte la vie à 54 000 enfants par année, ils imposent brutalement le silence.