Le dimanche 23 janvier 2000


Terrorisés
Pierre Foglia, La Presse, Irak

Les premiers jours, Bagdad n'apparaît pas différente des autres grandes villes du Moyen-Orient, on pourrait se croire à Istanbul ou à Damas. On ne voit pas d'autres flics que ceux qui règlent la circulation aux carrefours. Les passants vont à leurs affaires, apparerment libres de leurs mouvements. Les taxis conduisent le visiteur étranger où il veut.

Où ça, un État policier?

Le doute vient avec les premiers contacts avec les locaux. Échanges chaleureux, mais extrêmement frileux, lisses de tout sous-entendu, de toute allusion politique, de tout humour, surtout, surtout pas de blagues sur Saddam. Jamais un clin d'oeil pour dire qu'on n'en pense pas moins, même si on ne peut pas parler. Un soir, comme je rentrais, j'ai croisé les deux serveurs du restaurant de l'hôtel. Des jeunes gens dans la vingtaine. L'un étudiant en journalisme justement, l'autre presque avocat. Ils étaient ravis que je leur fasse un brin de conduite, jusqu'au moment où je leur ai demandé ce qu'ils pensaient de Saddam. C'est comme si je leur avais introduit un fer rougi dans le cul. Bonsoir, monsieur. Ils sont partis au galop.

Parlant de Saddam, on s'habitue vite à voir son gigantesque portrait placardé partout, dans toutes les poses et toutes les tenues. Mais tout à coup on s'étonne: comment cela, pas un seul de ces portraits maculé de quelques tomates pourries? C'est pourtant vite lancé, une tomate, la nuit. Comment cela, pas un seul graffiti? On commence à mesurer la terreur qui règne ici.

À Bassera, la grande ville du sud de l'Irak, je suis tombé sur un pédiatre qui, m'avait-il semblé, était au bord de hurler son écoeurement. Je suis retourné le voir en soirée avec un médecin de notre délégation. Le plus loin qu'est allé le pédiatre écoeuré, en deux heures d'entretien, c'est d'émettre le souhait que Saddam et Clinton règlent leur différend « entre hommes » et qu'on en finisse. Juste ça, juste de suggérer, par la bande, que Saddam ne valait peut-être pas mieux que Clinton, lui avait donné des suées. Cela aussi donne la mesure de la répression qui étouffe ce pays.

On se croyait libre de nos mouvements, et voilà qu'on découvrait qu'il fallait une autorisation de circuler pour aller à seulement 20 kilomètres du centre-ville. Voilà que les gens des ONG qui travaillent à Bagdad nous rapportent qu'ils sont flanqués toute la journée d'un ange gardien uniquement chargé de faire rapport de leurs activités, ce qui s'est fait, ce qui s'est dit, qui est venu. Voilà que nous allons à Bassera et que nous avons a passer une bonne douzaine de contrôles militaires. Voilà que trois membres de notre délégation se font « sortir » manu militari de Saddam City, le quartier le plus rebelle de Bagdad. Voilà qu'en pleine ville de Bassera, un militaire m'interdit l'accès à un pont. Nos minuscules embarras de visiteurs privilégiés, pilotés par deux flics qui nous ouvraient toutes les portes, laissent à penser ce que le citoyen ordinaire a à endurer dans son quotidien.

Saignés de l'extérieur par l'embargo, les Irakiens sont étranglés de l'intérieur par le plus glauque, le plus stalinien des états policiers légué justement par les Soviétiques qui ont déjà été très influents en Irak.

Pour vous dire, les Irakiens sont si terrifiés par leurs innombrables polices qu'on n'en trouvera aucun pour oser nous le confirmer!

Ce n'est qu'à Amman, au retour, que des exilés irakiens en Jordanie, accepteront de nous expliquer comment s'exerce cette terreur au quotidien. Un demi-million d'Irakiens vivent à Amman de petits trafics qu'alimentent ceux qui font la route vers Bagdad, cigarettes, bijoux, dates, vêtements. Ils vivent entre la crainte des rafles et le vague espoir d'être acceptés comme réfugiés. Mais comme nous a dit Nasser, avec un pauvre sourire: « Nos passeports verts ne sont pas à la modes ».

Ils sont cinq dans la petite pièce glacée où ils nous ont invités à entrer. Je suis accompagné de Josée, la photographe de la délégation. Ils ne voulaient rien savoir d'une photo, ils accepteront finalement de poser de dos. Même ici, ils ont peur de la police secrète.

Celui-ci a fait un an de prison et a été torturé. Celui-là est venu avec le passeport de son frère assassiné en plein Saddam City, au début de l'année, dans la vague de révoltes qui a suivi le meurtre politique de l'ayatollah Sadek Al Sadr. Ils sont de la majorité chiite, soupçonnée par le pouvoir ( sunnite) de vouloir renverser le régime. Celui-ci, professeur de physique, s'est exilé pour des raisons économiques: « Nous étions en train de crever littéralement de faim. Ma femme et mes trois enfants sont restés à Bagdad, je leur envoie de l'argent tous les mois. » D'entrée de jeu, tous refusent de parler de Saddam: « Cela nous exposerait inutilement. » Mais ils en parleront quand même un peu.

- Comment s'organise la répression en Irak?

- Police municipale. Police criminelle. Sécurité civile. Sécurité militaire. Renseignements généraux. Cela vous suffit? Et il en est une autre, la pire: la sécurité interne qui quadrille les quartiers en nommant « un responsable de la moralité » pour chaque îlot de 20 maisons. Ce responsable tient des fiches sur chaque famille. Un fait, tout le monde surveille tout le monde, tout le monde dénonce tout le monde. Quotidiennement des gens disparaissent. Un fils ne rentre pas de l'université. Un père ne revient pas du souk. On n'en entend plus jamais plus parler. Dans Saddam City, pour chaque îlot de 20 maisons, on compte trois ou quatre disparus.

- S'il y avait des élections libres en Irak aujourd'hui?

- Saddam n'obtiendrait pas le quart d'un seul vote.

- Dans l'intimité des familles, que dit-on des palais que se fait bâtir Saddam?

- On s'en fout. On ne comprend pas très bien l'indignation des Occidentaux sur ce point. Le pays tout entier est un palais pour Saddam.

- Avez-vous fait la tournée des ambassades d'Amman dans l'espoir d'être accepté comme immigrant quelque part?

- Je suis allé à l'ambassade canadienne entre autres. De toute façon, cela prend huit mois pour avoir une réponse. Or nos visas en Jordanie sont de six mois...

- Ce n'est pas l'amour fou avec les Jordaniens?

- Ça ne l'a jamais été. Les Irakiens ont toujours traité les Jordaniens de très haut, en petits cousins pauvres. Aujourd'hui, les Jordaniens prennent leur revanche.

- Revenons en l'Irak. De quoi le peuple irakien souffre-t-il le plus, de la répression ou de l'embargo?

- Libérez-nous de l'intérieur, on va s'arranger avec l'embargo.