Le lundi 24 janvier 2000


La fin de l'espoir
Pierre Foglia, La Presse, Irak

Dar al Rhama, le quartier des prisons, aux confins de la ville. Nous allons visiter un centre d'hébergement pour les enfants de la rue, projet réalisé par « Enfants du monde », une ONG française très active en Irak.

Impressionnant. Un palace pour une presque prison. Un palace comparé aux écoles des quartiers populaires de Bagdad. Soixante-quatre garçons et 14 filles vivent là dans des conditions de salubrité supérieures à celles de tous les hôpitaux que nous avons visités durant notre séjour. Salles de classe baignées de lumière, grand réfectoire, sanitaires irréprochables, ateliers de menuiserie, d'électricité, de couture. Les enfants sont chaudement vêtus (il fait frisquet à Bagdad en janvier), et apparemment bien nourris. Il ne leur manque que la liberté, mais c'est un autre dossier.

Impressionnés, nous l'avions été aussi par la visite, à Bassera, d'un dispensaire supervisé par une ONG italienne. Le dispensaire est spécialisé dans les soins aux bébés atteints de gastroentérite (une des principales causes de mortalité infantile).

On sort pourtant de ces visites exemplaires, un peu perplexes: 64 garçons et 14 filles dans ce centre d'hébergement modèle. Qu'arrive-t-il aux milliers d'autres enfants de la rue, toujours dans la rue, de plus en plus nombreux à mendier et à se prostituer ? Quatre mille cinq cents enfant irakiens meurent chaque mois a cause des sanctions; mettons que le dispensaire de l'ONG italienne en sauvé une dizaine. Dix vies de sauvées, toujours ça de pris, un début. Vous êtes sûrs ? Un début, ou une fin en soi ? Altruisme ? Angélisme ? Les deux ? On aide ou on masque ? Les deux ?

Les Irakiens eux-mêmes sont perplexes. Pas loin d'être insultés qu'on les traite comme la Somalie ou le Soudan. Ils rappellent qu'il y a dix ans leurs enfants ne mouraient pas de gastroentérite. Non seulement l'eau n'était pas polluée, mais leur système d'aqueduc était aussi sophistiqué que le nôtre. Leurs enfants ne mendiaient pas dans les rues, encore moins ils se prostituaient. Dans leurs hôpitaux modernes, leurs médecins, parmi les mieux formés au monde, pratiquaient une médecine de pointe.

Pays immensément riche de son pétrole. Pays de plein emploi (4 millions d'étrangers, surtout Égyptiens et Pakistanais travaillaient sur les chantiers irakiens). On parle d'avant la guerre du Golfe, bien sûr. Dictature militaire peut-être, mais société civile raffinée, laïque, dont les priorités étaient l'éducation, la culture, voire la solidarité sociale. Un responsable d'une ONG française qui travaille avec les handicapés témoigne: « il y avait ici, avant la guerre, une structure d'aide aux handicapés plus généreuse que celle qu'on trouve en France. »

Tout au long de notre séjour, nous nous sommes fait rappeler que l'Irak n'était pas le tiers-monde. Sous-ministres, serveurs de restaurants, artistes, chauffeurs de taxi, commerçants des souks, tous nous ont chargés du même message: « Dites bien chez vous que nous ne demandons pas la charité. Nous sommes plus riches que vous. Nous sommes aussi cultivés que vous. Nous sommes aussi compétents que vous. La misère et la saleté que vous voyez dans nos rues, dans nos cours d'école, dans nos hôpitaux ne sont pas les nôtres, c'est l'oeuvre des sanctions ».

La fierté est tout ce qui reste aux Irakiens, on comprendra qu'ils l'aient un peu ombrageuse... Ce matin-là, à l'invitation de Francesca, la responsable de cette ONG italienne dont je parlais plus haut, nous visitions les écoles d'un quartier populaire, quand soudain Francesca a piqué une crise. Elle venait de constater que les toilettes, « SES toilettes, SON projet », avaient été vandalisées. Robinets volés, portes défoncées. Francesca trépignait au milieu de la cour. À ses côtés, la directrice de l'école affichait un petit sourire qui disait clairement que les sparages de l'Italienne ne lui faisaient ni chaud ni froid.

« Mets-toi à la place de la directrice », a commenté un collègue désabusé de Francesca. « Un jour, on débarque dans son école complètement délabrée, le crépi des plafonds tombe sur la tête des élèves qui n'ont pas un cahier, pas un crayon, même pas un morceau de craie pour écrire au tableau. De toute façon, il n'y a plus de tableau, les enfants sont quatre sur une banquette faite pour en asseoir deux, les profs gagnent trois dollars par mois, les tuyaux de canalisation crevés inondent la cour de boue noirâtre, et qu'est-ce qu'on fait ? On construit des pimpantes toilettes ! Pouvait-on plus clairement lui dire à la directrice d'aller chier ? Bien sûr qu'ils volent les robinets pour en tirer 50 dinars sur un marché de brocante. Bien sûr. Ils ont faim... »

Le type que les Américains détestaient le plus à Bagdad, ce n'est pas Saddam Hussein. C'était un Irlandais du nom de Denis Halliday. Il était, jusqu'à la fin de 1998, coordinateur humanitaire de l'ONU, responsable du programme « pétrole contre nourriture ». Avec un rare courage pour un haut fonctionnaire de l'ONU, Halliday claironnait haut et fort que les sanctions, je cite, « se sont révélées un dispositif brutal, inhumain et totalement inutile. Haïr Saddam Hussein ne justifie pas qu'on torture son peuple. En tout cas aucun article de la charte des Nations unies ne le justifie ».

Vous ne serez pas surpris d'apprendre que les Américains ont eu la peau de Denis Halliday. L'irlandais a été remplacé par un Allemand, Graf Sponeck. Durant notre séjour, nous avons rencontré Sponeck au bunker du l'hôtel Canal, dans le nord de Bagdad. La bonne nouvelle, c'est que Sponeck tient exactement le même discours que Halliday et même, il en rajoute.

Sponeck rajoute qu'il y a maintenant pire que le manque de nourriture en Irak. Pire que le manque de médicaments. Pire que le manque d'eau potable. Pire que I'écroulement des infrastructures. Pire que les égouts qui débordent. Pire que le délabrement des bâtiments et autres équipements. Pire que l'exode des cadres. Pire que la montée de l'intégrisme et du fanatisme religieux.

Il y a l'inexprimable: le pourrissement de l'âme d'un peuple. Le tissu social qui se désagrège. Il y a toutes ces heures, tous ces jours, toutes ces années passées à seulement survivre. Il y a l'immense fatigue de survivre.

« Il y a la fin de l'espoir », nous a dit Sponeck.