Le mardi 25 janvier 2000


Son Excellence
Pierre Foglia, La Presse, Irak

Nous devions être reçus par Tarek Aziz, le numéro deux du régime, je dis «nous» mais en fait c'est Svend Robinson. La présence du député fédéral donnait à notre délégation quelque chose d'officiel et de presque diplomatique. Bref, Tarek Aziz ayant dû partir pour la Chine, nous fûmes reçus, à la place, par Son Excellence Nizar Amdoun, qui n'est pas le dernier venu non plus. Ex-ambassadeur à Washington, puis aux Nations Unies, Nizar Amdoun est maintenant sous-ministre aux Affaires étrangères. On le dit très proche de Saddam Hussein; en tout cas, il ne fait rien pour le démentir. La première chose que l'on note en entrant dans son bureau, c'est deux grands portraits de lui en compagnie de Saddam.

Son Excellence était de méchante humeur. «Je vous avais prié de venir seul !» reprocha-t-il à Svend Robinson. Je suis pas si con, j'ai compris le message, el me préparais à quitter les lieux, suivi de mon confrère Daniel Black de RCI. C'était sans compter sur le coté chevaleresque de Svend: «Si mes amis journalistes quittent, moi aussi d'abord ». Un instant, je crus que le petit suppôt du grand Saddam allait sauter à la gorge de notre vaillant député; mais il se contenta de se renfrogner et de nous ignorer superbement. De son air le plus fendant, Svend le remercia de sa compréhension, et cette rencontre qui avait si mal commencée se poursuivit tout aussi mal. Son Excellence boudait.

- Je regrette que votre pays, le Canada, soit si servilement aligné sur les positions américaines, nous lança-t-il tout de go. Je regrette que votre pays ne fasse pas entendre sa voix au Conseil de sécurité pour demander la levée de l'embargo.

Il ajouta que les autorités canadiennes venaient de refuser un visa à un secrétaire de son ministère ainsi qu'à un médecin qui devaient se rendre à une conférence internationale, et que cela faisait décidément beaucoup d'empêchements à l'amitié qui devrait unir les peuples de bonne volonté.

Svend l'entraîna habilement sur le terrain des affaires. Soit, Son Excellence n'aimait pas la politique canadienne, mais le blé canadien, miam-miam le blé canadien, non ?

- Nous achetons notre blé en Australie, laissa tomber Son Excellence. Pour ce qui est des échanges commerciaux, le Canada est sur notre liste noire.

Svend crut bon de taire le point: lui non plus, député de l'opposition, n'était pas d'accord avec la politique canadienne concernant l'Irak. Tel était venu ici à la tête d'une délégation d'observateurs humanitaires, laquelle délégation témoignerait à son retour au Canada des catastrophiques effets des sanctions, et ferait tout en son pouvoir pour susciter la compassion des Canadiens, noble tâche s'il en était, mais qui se compliquait du fait de certaines rumeurs, voyez ce que je veux dire...
Son Excellence ne voyait pas.

- Au chapitre des droits humains par exemple...

- Quoi les droits humains ? Trouvez pas qu'on a plus pressé à s'occuper ?

- Certes, ce ne sont pas les tâches urgentes qui manquent dans votre pays, glissa perfidement notre député avec un sourire carnassier, mais vous prenez quand même le temps de construire, ici et là, quelques nouveaux palais...

- Des nouveaux palais ? On vous a mal renseignés. Ce sont des vieux palais qu'on rénove, protesta Son Excellence.

J'ai vu le moment où ces deux-là allaient parler bricolage. Cout'donc, Amdoun, mettez-vous du papier pare-vapeur avant de poser le gyproc ?... On sentait que l'entretien tirait à sa fin, il était temps de poser la vraie question, celle pour laquelle nous étions venus:
- Et maintenant, votre Excellence, que va-t-il se passer maintenant, en Irak ?
- Je ne suis pas dans la business de la prédiction, se défila le sous-ministre.
- C'mon ! Quelle est votre réponse à la résolution 1284 ?
- We wait and see...

Ça n'a l'air de rien, mais ce «wait and see» était un scoop. Au moment où cela a été dit, ce « wait and see » se démarquait singulièrement du non catégorique que l'lrak opposait jusque-là à la résolution 1284. Si j'avais été un vrai journaliste, je me serais dépêché, en sortant du bureau de Son Excellence, de vous informer de cette importante ouverture, mais je me suis dit, bof, ils ne savent probablement pas ce qu'est la résolution 1284, ça peut attendre. Je ne me suis pas trompé ? Vous ne mourrez pas vraiment d'envie de savoir ce qui arrive avec la résolution 1284 ? Eh bien je vais vous le dire quand même.

Mais d'abord un succinct rappel. Après la guerre du Golfe (1991) les Nations unies créent une commission (l'Unscom) chargée de désarmer l'Irak. Les Américains répètent que les sanctions seront levées quand ils auront l'assurance que l'lrak sera désarmé. Pendant huit ans les inspecteurs de l'Unscom quadrillent l'lrak. Fin 98, tous les observateurs, dont ceux de l'Agence internationale de l'énergie atomique, avancent que l'lrak a rempli ses obligations et qu'il est temps de lever les sanctions. Ce n'est pas du tout l'avis de l'Unscom qui rappelle ses inspecteurs, prétendument « empêchés de faire leur travail.» Clinton (en plein Monicagate) bombarde l'lrak une fois de plus. On est le 16 décembre 1998. Il n'y a plus d'inspecteurs UN en Irak depuis cette date.

Exactement un an plus tard, le 17 décembre dernier, le Conseil de sécurité adoptait la résolution 1284 qui propose le marché suivant à Saddam Hussein: création d'une nouvelle commission de surveillance baptisée Unmovic, plus indépendante des Américains que la précédente. Les inspecteurs de cette commission retournent sur le terrain, et après rapport favorable, les sanctions seront levées pour des périodes de quatre mois renouvelables.

Réaction immédiate de l'lrak: Vous nous prenez pour des cons ou quoi ? Vous nous ramenez des inspecteurs et on garde les sanctions ! C'est non, non et non. On est écoeuré.

C'est pour ça que je vous disais que le « wait and see » de Son Excellence le sous-ministre des Affaires étrangères était une manière de scoop. Mais je crois que cela a déjà rechangé depuis. Cela change tous les jours. Non. Peut-être. We wait and see,.. Si vous voulez mon avis, je crois que les lrakiens n'ont pas le choix d'au moins essayer. Pour laborieuse et tordue qu'elle soit, la résolution 1284 desserre quand même un tout petit peu le noeud qui étouffe leur pays. Bien sûr je n'en ai pas soufflé mot à Son Excellence, je n'ai pas l'impression que mon avis lui importait beaucoup. Pour vous dire, je ne suis même pas sûr que Son Excellence tienne tant que cela à la levée des sanctions. En affaiblissant le peuple, ne renforcent-elles pas, chaque jour un peu plus, le pouvoir de son ami Saddam ?