Le jeudi 27 janvier 2000


Les humanitaires
Pierre Foglia, La Presse

Ce qui m'ennuie des voyages, c'est d'avoir à jouer les grands explorateurs, à la une de mon journal, au retour. Ce n'est pas un bon endroit pour causer, la une. Sweet, sweet pénates de ma page cinq. Savez ce que j'aimerais? C'est que dans vingt-cinq ans, quand je prendrai ma retraite, ils retirent la page cinq du journal, un peu comme on a retiré le chandail de Guy Lafleur. Ce serait amusant un journal sans page cinq, non ? Anyway. Patientez un instant que j'ôte mes gros sabots et que je chausse mes pantoufles, voilà, voilà, on peut causer maintenant.

Vous, ça va ? Moi aussi, merci. En tout cas, je suis moins désespéré de l'Homme et de sa fiancée que je l'étais les derniers mois de l'année. Je dois ce début de sérénité aux gens admirables avec lesquels je viens de séjourner en Irak. Ces gens que l'on appelle « les humanitaires ».

Au début du voyage, je me demandais ce que les membres de cette délégation allaient foutre en Irak. Témoigner des effets désastreux des sanctions, soit. Mais comment ? Par un communiqué qui sera publié en bas de la page A 14 ? Par des apparitions ici et là dans les émissions de variétés ? Je ne voyais pas.

Suzanne Loiselle, directrice de l'Entraide missionnaire, fait présentement rapport de son voyage en Irak dans une centaine de communautés religieuses du Québec. Denise Byrnes, représentante de l'Association québécoise des organismes de coopération, fait le même travail auprès d'une quarantaine d'ONG québécoises. La voilà, la réponse: une autre façon d'informer. Par infiltration, par irrigation, par petits canaux souterrains qui n'inonderont pas les grands médias. Suzanne et Denise incarnent tout à fait cette nouvelle race de « citoyens humanitaires » qui viennent du vaste réseau des ONG, qui ont fait capoter Seattle, et qui sont en train de rééquilibrer le monde en tissant une sorte de société civile internationale, véritable contre-pouvoir de l'autre mondialisation, la mondialisation marchande.

Ainsi se répandent aussi les autres membres de la délégation, de tables rondes en dîners-causeries, David qui vient de Médecins sans frontières, Josée et Caroline qui viennent des artistes pour la Paix, Rachad et Raymond qui viennent du milieu universitaire, Amir qui vient de Saint-Lambert, mais je m'arrête ici, je voulais seulement dire combien ces gens-là m'ont... intimidé. Intimidé, parfaitement. Cela n'a pas trop paru (j'ai la timidité timide), mais sans blague, on est souvent impressionné par ce qui nous manque le plus, je ne suis pas la personne la plus généreuse du monde; or, c'était précisément le fonds commun de cette délégation: la générosité. Tous gens de bien. Ils m'ont parfois impatienté pendant le voyage, je les ai traités de naïfs, d'idéologues, d'utopistes, de communistes, de freaks, mais au fond c'est parce que j'étais jaloux. J'aimerais tellement, moi aussi, être un de ces gens de bien, mais bon, je ne peux pas tout faire, je suis déjà journaliste.

Au départ, je ne connaissais que Françoise David, la présidente de la Fédération des femmes du Québec à laquelle j'ai déjà fait une presque déclaration d'amour il y a quelques années. Françoise, lui avais-je dit un jour au Café Italia, Françoise, je ne vote presque jamais ; quand je le fais, c'est toujours avec la désagréable impression de me choisir un maître. Vous êtes la seule personne au Québec pour qui j'irais voter avec plaisir. Bon c'est vrai, ce n'est pas de l'amour, c'est du respect, mais ce n'est pas mal non plus.

Je connaissais un peu Svend Robinson, le député fédéral du NPD, je savais qu'il était gai, qui ne le sait pas ? Je ne savais pas qu'il était aussi très drôle et délinquant. Faut je vous raconte la meilleure. Nous sommes allés à Bassera, la grande ville du sud de l'Irak; en chemin, nous avons fait un petit arrêt touristique au confluent des grands fleuves mythiques de la Mésopotamie, l'Euphrate et le Tigre. Dans la Bible, il est dit que c'est ici, précisément à ce confluent, que Dieu cultivait son jardin qui s'appelait l'Eden comme vous le savez, c'est ici que tout a commencé, Adam, Ève, la pomme, le serpent, tout ça. Nous voici donc dans ce foutu jardin, y'a rien, mais vraiment rien, c'est laid, c'est nul, pas un brin d'herbe, pas une coccinelle, juste un sac de plastique que le vent a accroché à un arbre mort. Svend prend alors son petit air pédale exaspéré et me glisse du coin de la bouche:
- Si ça c'est l'Eden, alors moi je suis Ève !
Il fallait l'entendre aussi interpeller ses hôtes sur les-droits-des-gais-et-lesbiennes en Irak! Je redoutais ce moment à cause du fou rire que je devais réprimer, je le voyais venir de loin, il prenait son élan du haut des droits humains: « À propos, monsieur le ministre de l'Information, qu'en est-il des droits des gais et lesbiennes en Irak ? » La tête du ministre ! Et l'autre nono qui en remettait : « Il paraît que l'homosexualité est un crime ici ? Comme ça, vous allez me mettre en prison ? » Bref, ce con m'a si bien séduit que je songe, non pas à me faire pédé, il est un peu tard, mais peut-être à me faire chroniqueur politique.

Si je continue avec les anecdotes, vous allez croire qu'on s'est amusé tout le long. Pas du tout. On a visité 12 000 écoles, 33 000 hôpitaux, un camp de réfugiés qui n'avait strictement rien à voir avec ce qu'on était venu faire, on a rencontré plein de gens, même un archevêque qui nous a pris pour des valises, en fait tout le monde nous a pris pour des valises, c'est le propre de la propagande de vous fixer une poignée dans le dos. On est entré dans des maisons où entrent toutes les délégations parce que c'est sur le circuit, on a fait pleurer une petite fille de douze ans qui nous a dit: « Aujourd'hui vous me donnez des crayons de couleur, mais il y a six mois vous avez tué mon frère. » Elle n'a probablement jamais eu de frère. Et c'est ça le plus navrant, cette fausse détresse qui se superpose à la vraie, et la contamine d'un doute permanent.

On vient en Irak pour constater les désastreuses conséquences des sanctions, et témoigner à notre retour de cette épouvantable réalité que nous cache la propagande américaine, mais voilà qu'on se retrouve poissés dans une propagande pire encore. Je les ai trouvés parfois bien angéliques mes nouveaux petits copains, et parfois aussi, c'est plus grave, pas très regardants à choisir, entre deux propagandes, celle qui justifait leur voyage. Cela m'a un peu consolé de n'être pas, comme eux, un de ces gens de bien.