Le samedi 29 janvier 2000


Carnet de route
Pierre Foglia, La Presse

Le voyageur qui part pour Bassora s'imagine qu'il va entrer de plain-pied dans l'histoire du monde. Berceau de toutes les civilisations, la plaine mésopotamienne qui s'étend entre Bagdad et Bassora est un de ces lieux qui hantaient mon imaginaire. Le désenchantement aura duré 600 kilomètres. Le paysage n'offre rien que les cheminées de quelques cimenteries et les derricks branlants des champs pétrolifères.

Bassora est la troisième ville d'Irak, tout au sud, à portée de canon du Koweït et de l'Iran. C'est un grand port au bord du Chattal-Arab - le Saint-Laurent des Irakiens - rendu impraticable par les épaves des cargos coulés pendant la guerre.

Coupée du golfe Persique, Bassora étouffe du bord de son grand fleuve inutile. Dans le centre, on découvre avec étonnement, de nombreux petits hôtels bien tenus, vides maintenant, mais que l'on imagine en d'autres temps pleins de marchands, d'importateurs, de camionneurs venus prendre livraison d'une cargaison au port.

Doublement révoltée contre les sanctions et contre le pouvoir central, la ville est sous haute surveillance militaire. C'est une ces villes du Sud, outrancière, petite soeur de Naples et de Marseille. Tout occupée d'elle-même, elle snobe le voyageur, sauf s'il force la porte, alors bon, il faut bien l'accueillir... Je suis entré dans un café où des hommes, assis comme au cinéma, regardaient une vidéo de Bruce Lee. On m'a servi des frites de topinambours que je n'avais pas commandées. Quand j'ai voulu payer, on m'a fait signe que non. J'ai quand même laissé un billet sur la table. On m'a retenu par le bras : T'es sourd ou quoi ? Reprends ton argent...

Cette superbe-là, qui se paie de topinambours.

Lassé du harcèlement des petits mendiants, Amir, un des médecins de notre délégation, eut la bonne idée de leur offrir un kebah. Quand vint le moment de payer, le gargotier refusa l'argent d'Amir avec l'air de dire : mêle-toi pas de ça, c'est à nous ces mendiants-là.

Cet amour-propre-là, presque arrogant.

La nuit dont je vous parle, Bassora avait fait, de son désespoir, une fête foraine. Au bord d'un fleuve qui ne mène nulle part, une grande roue tournait sans personne dedans. La nuit dont je vous parle, Bassora riait de son désespoir, et les jeunes Arabes qui se promènent en se tenant par le bras, aussi.

LA PRESSE IRAKIENNE - Je me suis fait traduire la manchette de l'édition du 7 janvier du Babil, un des grands quotidiens de Bagdad. « Avec Saddam pour guide, le troisième millénaire nous appartient ! » Il est pas à veille de mourir, si j'ai bien compris! Sept titres en page deux, tous référant à Saddam qualifié tour à tour de père bien aimé, de combattant de la foi, de valeureux chef des armées, et même de cycliste chevronné. Ben non c'est pas vrai, nono. Y fait pas du vélo... Relevée dans les petites annonces du même journal, les majuscules sont de moi: Homme MARIÉ, 45 ans, DEUX ENFANTS, baccalauréat, logement privé, aimerait rencontrer jeune fille sérieuse et valorisant LA VIE DE FAMILLE.

(Les musulmans ont droit à quatre épouses. La plupart se contentent d'une seule, quelques-uns en prennent deux, et on me rapporte un truc intéressant sur les originaux qui se rendent au maximum permis de quatre, il paraitrait que c'est surtout pour pratiquer la nage synchronisée. Mais ça prend une grande piscine.)

COMMUNICATIONS - N'essayez pas d'envoyer un e-mail en Irak, les oidinateurs avec modem y sont interdits. De même que les antermes paraboliques. Le fax est autorisé depuis juillet dernier, mais son installation dans un bureau ou un commerce requiert une permission spéciale du ministère de l'intérieur.

Lors de mon premier voyage il y a deux ans, les communications téléphoniques directes avec l'étranger étaient interdites, elles sont rétablies, mais on n'obtient pas Saint-Armand comme ça, du premier coup, faut se préparer à une longue soirée, houspiller souvent la téléphoniste de l'hôtel, et finalement trois heures plus tard, drelin drelin, c'est justement la téléphoniste que tu viens d'engueuler: « Nous avons rejoint votre numéro au Canada monsieur, c'est occupé ! » Elle était ravie, la salope.

Quinze minutes plus tard, drelin drelin, encore la téléphoniste : « C'est toujours occupé monsieur, dois-je encore essayer ? » je l'étrangle, la pute!

J'ai finalement réussi à joindre ma fiancée...
« Sacrament bébé, lâche le téléphone des fois ! »
-Tu ne m'appelles pas directement de Bagdad pour m'engueuler ?
- Ben si, un peu. »
Clac !, elle a raccroché.
EN GUISE DE CONCLUSION - Rencontre au sommet entre la présidente de la Fédération des femmes du Québec et la présidente de la Fédération dés femmes irakiennes. Question de Françoise David: « À propos de la violence conjugale en Irak... »

Réponse de sa vis-à-vis: No problemo. Y'a pas de violence conjugale en Irak.

Affaire classée.

Parlant de Françoise, elle s'élève vivement contre le dernier paragraphe de ma chronique de jeudi. J'ai parfois trouvé bien angéliques mes nouveaux petits copains, disais-je dans ce paragraphe, et parfois aussi, pas très regardants à choisir, entre deux propagandes, celle qui justifiait leur voyage. Réaction de Françoise : « Les gens vont retenir qu'on est une gang de grands généreux, un peu innocents, sans analyse politique. »

Il n'y a certainement pas de honte à passer , pour des grands généreux. Si c'est le mot angélique qui te dérange, Françoise, je le retire, d'autant plus volontiers qu'il est purement décoratif. Angélique, Amir ? Et Raymond ? Rachàd, Rick, Suzanne, toi, des innocents sans analyse politique ? S'il y a quelque chose dont on n'a pas manqué dans ce voyage, c'est bien d'analyse politique. Sauf que c'était une analyse sous-tendue par cet impératif: « On n'est pas ici pour démonise Saddam, on est ici, pour constater les effet désastreux des sanctions. » Eh bien! je trouve que c'était réducteur de l'autre grande souffrance du peuple irakien: cette oppression qui les tue de l'intérieur.

J'adhère totalement au témoignage de cet exilé rencontré à Amman, je te le récite, Françoise, dans la traduction de Rachad: « Débarrassez-nous de la terreur intérieure, on va s'arranger avec l'embargo. »

Je te remercie de m'avoir donné l'occasion de conclure, je te rapporte un des prmiers échanges avec ma fiancée en arrivant à Dorval, elle m'a dit: Pis la gang ? J'ai répondu: « Des gens formidables ! » Je n'en tiens pas moins à enregistrer ma dissidence. Ça ne te surprend pas, j'en suis sûr.

Je t'embrasse.