Le samedi 5 février 2000


Un ciel d'un bleu splendide
Pierre Foglia, La Presse

À une époque, mon bureau à La Presse était voisin de celui de ma collègue éditorialiste Agnès Gruda. Nous avions des relations courtoises, il nous arrivait même de mémérer, enfin surtout elle. Pensez-vous qu'elle m'aurait dit que sa mère écrivait des livres ? Jamais.

Pensez-vous qu'elle m'aurait dit que sa mère parlait l'ouzbek ? Me semble que ce sont des choses qui se disent. Ce n'est quand même pas banal une mère qui parle l'ouzbek, une mère qui a vécu en Ouzbékistan, près de Samarkand, le ville des caravanes, sur la route de la soie. Une mère qui a peut-être connu la mère de Djamolidine Abdoujaparov. Je suis sûr, Agnès, que tu ne sais même pas qui est Abdoujaparov... Tu veux que je te dise un truc, Agnès ? En fait, deux trucs. Un, tu ne mérites pas de savoir qui est Abdoujaparov. Deux, tu ne mérites pas d'avoir une mère qui cause l'ouzbek et qui écrit des livres admirables. Voilà. C'est tout.

Quand les grands jouaient à la guerre est donc un livre remarquable sur l'enfance, écrit par Ilona Flutsztejn-Gruda, publié chez Actes Sud, dans la collection «junior», - et à mon avis c'est une erreur. Quand les grands jouaient à la guerre n'est pas un livre junior. il s'adresse à tous les publics. Un enfant se souvient de la guerre, mais ce n'est pas la guerre dont il sera question. C'est de l'extraordinaire appétit de la vie qu'ont les enfants, même barouettés sur les chemins de l'exil, même quand ils ont faim et froid, même au plus noir de la guerre.

Nous les enfants jouions comme d'habitude... Ainsi commence le récit. On pense forcément à celui d'Anne Frank: même guerre, même martyre, mais pour le reste, cela n'a rien à voir. Anne se délivre de sa terreur en écrivent, Ilona fuit avec ses parents, une grande cavale qui la mènera jusqu en Ouzbékistan.

C'est dans un ciel d'un bleu splendide que les avions allemands ont commencé à lancer des bombes... Ilona avait neuf ans. Elle habitait un petit village à 30 kilomètres de Varsovie, elle était juive et ne savait rien des juifs, « élevée clans la plus totale ignorance des différences de religion... par des parents qui croyaient qu'il suffisait d'être honnête et de ne faire de tort à personne, le reste important peu ».

Ce n'était pas l'avis des nazis. Septembre 1939, les premières patrouilles allemandes arrivent dans le village d'Ilona. Les soldats se comportent plutôt correctement au début mais cela tournera vite à l'horreur. Ilona et ses parents seraient morts comme des millions d'autres juifs polonais dans les camps de concentration s'ils ne s'étaient enfuis d'abord en Lituanie, puis en Union soviétique. C'est cette errance que raconte le livre.

Nous avons empaqueté nos affaires dans trois sacs à dos, et notre voyage vers l'est a commencé, le plus loin possible des bombes... Dans la cohue de l'exode, Ilona perd son père monté dans un autre camion. Sa mère et elle ne le retrouveront qu'un mois plus tard, par miracle, à Gorki (Nijni-Novgorod aujourd'hui), d'où ils continueront leur voyage vers Namangan, une petite ville à la frontière de l'Ouzbékistan et du Tadjikistan.

Livre de voyage qui ignore l'exotisme. Des routes, des trains, des villes, des gens. Rythme sourd d'une fuite vers l'inconnu. Ilona s'habitue, son jardin d'enfant s'étend petit à petit jusqu'aux confins de l'Asie. On pense, en tout cas moi j'ai pensé à Cendrars (beaucoup plus qu'à Anne Frank, en fait), le meilleur Cendrars, celui de La Prose du Transsibérien et de la petite Jehanne de France.

La guerre finira. La famille d'Ilona rentrera en Pologne après un séjour à Moscou... Notre maison était occupée par des gens qui n'avaient nullement l'intention de s'en voir déloger. Le livre s'arrête là. Il y a des choses qu'on se rappelle toute sa vie, d'autres qu'on oublie vite, il y a des blancs dans ma mémoire mais aussi des vérités enracinées dans mon être. Le livre s'arrête sur l'énumération de ces vérités, la vie comme une courte liste d'épicerie:
- J'ai foi en l'amitié et en la solidarité.
- Je crois que le courage et la dignité l'emportent sur la force physique...
- Je déteste les dromadaires...
Après des études et un doctorat en chimie, Ilona arrivera au Québec en 1968. Elle enseignera 23 ans à l'Université du Québec à Trois-Rivières, elle vit aujourd'hui à Montréal Agnès ne me l'a jamais présentée, évidemment, et c'est bien pour ça que je ne lui dirai pas qui est Djamolidine Abdoujaparov.

PLUS ÇA CHANGE - Quand les grands jouaient à la guerre. Pourquoi « jouaient » ? Soixante ans plus tard, le monde est toujours plein de grands qui jouent à la guerre. La différence, c'est qu'ils n'ont même plus besoin d'y aller pour la faire: ils envoient leurs bombes de très haut, de très loin, ne se salissent plus les mains. Après ils ferment le pays comme on ferme un appartement qu'on veut désinfecter. Sauf qu'ils laissent les enfants dedans.

C'est dans un ciel d'un bleu splendide que les avions allemands ont commencé à lancer des bombes... Ilona avait neuf ans...

Je reviens tout juste d'un pays, l'Irak, où, les enfants qui ont neuf ans n'ont aucune idée de ce que peut bien être « un ciel d'un bleu, splendide ».

LA CHRONIQUE DU SIÈCLE - Cela n'a rien à voir, enfin si un peu quand même, cela a rapport avec l'Histoire. Je voulais vous demander si, dans le fouillis des bilans qui ont submergé le passage à l'an 2000, vous avez trouvé un seul document qui fasse un survol intelligent du siècle. Moi oui.

Cela s'appelle L'Âge des extrêmes (aux éditions Complexe). C'est écrit par un historien anglais, Eric Hobsbawm, membre de la British Academy. Tous les grands événements, les grands courants du siècle sont regardés tantôt à travers la grille de la géopolitique, tantôt de la statistique, de l'économie, de la démographie. Les grands soubresauts, mais aussi les mondial de foot, un poème de Neruda, une photo de Cartier-Bresson. L'Âge des extrêmes a été publié en 1994 en Grande-Bretagne - succès phénoménal, réédité maintes fois, traduit même en albanais et en islandais; mais pas en français avant l'automne dernier. Le livre vient seulement d'arriver au Québec. Une préface spéciale à l'édition française apporte une explication toute simple à ce retard: la bêtise est aussi un des grands courants du siècle.

Vous le savez bien, vous qui me lisez ! C'est de l'autodérision, bon. Cela consiste à se traiter de con pour décourager les autres de le faire. Lalalère.