Le samedi 12 février 2000


Ça m'énerve
Pierre Foglia, La Presse

Avant-hier, au bureau, je suis allé demander à mes collègues de la section économie si, selon eux, la famille Chagnon ne devrait pas remettre au gouvernement du Québec une partie de la vente de Vidéotron. Mes collègues sont partis à rire. Ça m'énerve. Expliquez-moi, au lieu de vous foutre de moi. Le matin même j'étais allé voir le médecin, je lui dis docteur, j'ai mal ici. Il part à rire, il me dit mais non, c'est dans ta tête. Ça m'énerve à la fin qu'on me prenne pour une sorte de con inspiré. J'ai parfois l'impression d'être une huître dans une perle.

Mon argument n'est pas si bête pour les Chagnon. Vidéotron est devenu le fleuron de la haute technologie québécoise grâce à l'entrepreneurship de la famille Chagnon d'une part, mais d'autre part aussi grâce à des fonds publics importants, notamment ceux de la Caisse de dépôt. Vidéotron vient d'être vendu cinq milliards et je me dis bon, ne serait-il pas normal qu'une partie du fruit de la vente de Vidéotron serve à rembourser les fonds publics investis dans Vidéotron? Mon arithmétique est-elle à ce point débile ?

« Pas débile, mais ce n'est pas comme ça que ça marche ! » m'ont dit mes collègues de la section économie. Ça m'énerve de ne pas comprendre comment ça marche. Tiens par exemple, je connais une fille qui s'appelle Manon, il y a dix ans de cela, elle a eu un prêt-bourse de 5000 $. Elle n'a jamais remboursé un sou. Elle a été malade, plusieurs dépressions, bref aujourd'hui elle a 31 ans, un petit garçon de deux ans, rien devant elle, et on lui réclame 9600 $. On lui suggère de rembourser 60 $ par mois, mais comme les intérêts (11,8 %) Continuent de courir sur le solde, faites le calcul, dans cent ans, elle n'aura pas fini de payer sa dette. Pourquoi elle, et pas les Chagnon ?

Pardon ? Vous dites que ça n'a aucun rapport ? Vidéotron, c'était des subventions. La fille, c'était un prêt. Les Chagnon ont payé des impôts, elle rien. C'est drôle, vous me rappelez une lectrice qui me disait cette semaine « je suis écoeurée de payer pour ceux qui ne se prennent pas en mains ». C'est peut-être votre cousine ? Vous n'avez pas une cousine qui utilise « Bienfait Total » une crème de jour poly-vitaminée de chez Lancôme ? Elle a un chien qui n'a qu'une couille ? C'est elle. Elle réagissait à ma chronique de mardi, dans laquelle je rapportais qu'au Québec de nombreux enfants ne mangeaient qu'un repas par jour, celui qu'on leur servait à l'école. « Si leur mère se levait le matin, y mangeraient ! » d'ajouter votre cousine, et je suis un peu de son avis, je vais même plus loin qu'elle, au lieu de nourrir les enfants qui ont faim à l'école, on devrait les punir et même les battre. Viens un peu ici toi, oui toi le petit maigrichon, t'es bien pâle, ta mère s'est-elle levée ce matin pour faire ton petit déjeuner? Non ! Schlak. Une grande claque sur la gueule. Ton père est-il rentré saoul hier soir ? Oui ! Schlak. Une autre. Ça t'apprendra.

« Restons les deux pieds sur terre », proteste un autre lecteur sur le même sujet. Il ne voit pas l'utilité de repousser la semaine de relâche au-delà des derniers jours du mois de façon à ce que, en ces jours maigres, les enfants soient au moins assurés d'un repas à l'école. « Avez-vous pensé à ceux qui ont déjà réservé et payé pour leur semaine de ski ? Ils ont des droits eux aussi, d'autant plus que ce sont eux qui paient le chèque d'aide sociale des plus démunis. »... Eh oui monsieur. Ce sont eux aussi, qui donnent généreusement à la guignolée. Qu'ils en soient mille fois remerciés.

J'étais ette semaine dans une école dont j'oublie le nom (une école de filles, en face du Stade olympique) et il y a une demoiselle qui m'a demandé: «On dit que vous avez beaucoup de lecteurs, est-ce que ça vous fait plaisir ? » Oui mademoiselle, ça me fait grand plaisir, mais des fois j'aimerais les choisir.

Dis-moi, gentil lecteur que je n'ai pas choisi, cela s'entend-il que je me retiens de hurler ? Cela se voit-il que j'écris glacé, mais que j'ai chaud c'est pas possible ? Me vois-tu bouillir sur ta banquise ?

Anyway. Je ne sais pas ce que va faire M. Chagnon, de tout cet argent, mais j'espère qu'il n'ira pas perdre son temps à l'école de philanthropie Rockefeller. J'ai entendu cela à la radio l'autre jour, c'est une vraie école, à New York, où les gens qui ont beaucoup d'argent vont apprendre comment en donner un peu, et à qui. La première leçon consiste à payer le cours: 10 000 $. Je vous jure. Anyway, M. Chagnon, n'allez pas payer 10 000 $ pour apprendre à donner. Pour pas un sou, je vous donnerai le numéro de téléphone de mon amie Manon et l'adresse de quelques écoles du bas de la ville.

Parlant de mécène, vous connaissez Louis Garneau, le fabricant de casques et de vêtements cyclistes ? Des usines aux États-Unis, en Europe, ça roule bien ses affaires. Ancien coureur cycliste (c'était un très bon coureur), il sait reconnaître un champion quand il en voit un. Ici une. La petite Geneviève Jeanson. Double médaillée d'or aux championnats du monde junior, Garneau a bien compris qu'on n'avait pas fini de parler d'elle et qu'on allait la voir souvent « dans la photo », il lui a envoyé des fleurs, des cartes de félicitations, une carte dee Noël, pour finalement lui proposer de la commanditer. Je laisse Geneviève raconter la suite: « Je lui ai fait un budget qui se chiffrait à 15 000 $ pour la saison. Je sais que c'est beaucoup 15 000 $, mais merde, je n'étais pas fermée à une contre-proposition honnête. » Il m'en à fait une: 500 $ pour porter son casque en cette année olympique! Je l'ai cassé, son casque, en 200 morceaux, j'ai pris 160 $ dans mon compte en banque et je suis allée m'acheter un casque américain, un Giro...

Dis-moi, gentil lecteur que je n'ai pas choisi, cela s'entend-il que je me retiens de hurler ? Cela se voit-il que j'écris glacé, mais que j'ai chaud c'est pas possible ? Me vois-tu bouillir sur ta banquise ?

Le plus drôle, mais cela ne me fait pas vraiment rire, le plus drôle c'est que j'ai commencé cette chronique en regardant par la fenêtre. Il neigeait à plein ciel et je me disais il faut absolument que j'écrive comme il neige: léger, vaporeux.

Eh monsieur ! Me voici qui mène la charrue !