Le samedi 4 mars 2000


L'intégrisme casqué
Pierre Foglia, La Presse

Ah non monsieur le chroniqueur! Vous n'allez pas nous redire pour la millionième fois que vous êtes contre le port obligatoire du casque à vélo!

Pourtant si! C'est exactement ce que je m'apprête à faire. Je vais surtout vous redire pour la millionième fois que le casque de vélo est une lanterne magique qui éclaire un des enjeux les plus délicats, les plus fragiles des sociétés modernes: l'équilibre entre les libertés individuelles et la responsabilité collective.

Mais pour commencer, je vous ferai remarquer que ce n'est pas moi qui reparle de ce foutu casque, c'est le livre vert de Guy Chevrette. La consultation publique devrait se terminer la semaine prochaine et que vous le vouliez ou non, vous en entendrez parler de toute façon. Au fait, vous êtes vous déjà demandé pourquoi cette province qui a tant à bâtir, tant d'autres chats à fouetter, en était à sa troisième consultation publique sur le port obligatoire du casque à bicyclette, en six ans! Plus de consultations sur le casque que de référendums! Plus de consultations sur le casque que sur l'éducation.

1993 : la majorité des intervenants disent non au ministre des Transports, libéral à l'époque, Sam Elkas. En 1996, 25 des 35 mémoires présentés à Jacques Brassard sont contre une loi contraignante. Et revoici le casque, cette fois dans le livre vert, de M. Guy Chevrette. Pourquoi cette obstination, croyez-vous ? Quelle lubie subite saisit invariablement les ministres des Transports ? La sécurité ? Allons donc. On se tue plus en allant promener son chien ou en mangeant des moules qu'en faisant du vélo sans casque. Vous imaginez Guy Chevrette, petit crapaud sur une boîte d'allumettes, se réveillant un matin, et se disant en se grattant sous le bras: mon dieu mon dieu, tous ces cyclistes sans-casque, comme c'est imprudent. Allons donc. De sa vie, Chevrette n'a jamais approché une bicyclette à moins de vingt pas, eût-il essayé que la bicyclette lui aurait donné un coup de pompe.

Alors, si ce n'est pas Chevrette, qui ?

La réponse étonne : surtout des médecins. Pas des médecins ordinaires, des médecins du réseau de la santé publique. Des médecins fonctionnaires - il y en a 360 au Québec - qui n'ont qu'un seul malade à soigner: la société. Ces médecins ont fait faire des études d'impact. Ils ont jeté un cycliste sans casque contre une auto. Boum ! Terrible. Puis ils ont opposé un cycliste, toujours sans casque, à un train. Effrayant. Ils ont imaginé une collision frontale entre un cycliste tête nue et un paquebot. Brrr... Enfin, ils ont fait ramassé un cycliste par une grue qui l'a laissé tomber d'une hauteur équivalent à 17 étages: splash. « Voyez sa pauvre tête », ont dit les traumatologues venus témoigner devant la commission des transports et de l'environnement. Leur conclusion tombait aussi du 17e étage : il faut obliger les cyclistes à porter un casque.

On leur a que dans les pays où le port du casque est obligatoire comme l'Australie et la Nouvelle-Zélande, on n'a observé aucune réduction significative des taux de décès et de blessures graves à la tête (W.J. Lucas, coroner de la région de Toronto dans Report on cycling fatalities, recommandations for reducing cycling injuries and death, juillet 1998 ».

On leur fait valoir que la grande majorité des cyclistes de la province disent oui au casque et non à la loi qui le rendrait obligatoire. Que Vélo-Québec, l'organisme qui encadre le plus grand rassemblement de cyclistes au monde (le Tour de l'île), maître d'oeuvre de la route verte, Vélo Québec qui a placé la sécurité au coeur de son action depuis plus de trente ans dit exactement la même chose: oui au casque, non à la loi.

S'en foutent. Ils ont en tête une société de prévoyance absolue à risque nul. Des curés. Des croisés. Les mêmes qui ont fait campagne pour le contrôle des armes à feu, et contre la cigarette.

Je n'ai pas d'arme. Je n'aime pas les armes. Les cow-boys m'ennuient et je tiens la très puissante National Rifle Association pour le plus glauque ramassis d'abrutis de la planète.

Je ne fume pas. Mon meilleur ami qui fumait beaucoup vient de mourir d'un cancer du poumon et je tiens les multinationales du tabac pour des pushers de pure merde.

Je n'ai pourtant jamais eu autant envie de fumer et de m'acheter un fusil. Pour protester. Pour échapper à un danger plus grand que le cancer du poumon ou les balles perdues: la purification sanitaire. L'intégrisme sécuritaire. Pour échapper au lobby de la santé.

Quand la coalition pour le contrôle des armes à feu a été fondée au Québec, en 1990, au lendemain du drame de Polytechnique, je trouvais ça plutôt sympathique. Même si je ne connaissais personne de cette coalition, « c'était ma gang », comme on dit. Les gens qui les premiers, vers le milieu des années 80, se sont attaqués aux multinationales du tabac, c'était aussi ma gang. Qu'est-il arrivé pour que quinze ans plus tard je m'en sente aussi éloignés d'eux que du Ku Klux Klan ?

Il est arrivé qu'ils sont devenus des intégristes de la sécurité et de la santé. Dans le feu de l'action, ils sont devenus des croisés du bien. Il ne leur suffit plus de vouloir le bien de la communauté. Ils veulent maintenant en éradiquer le Mal.

Prévoyance absolue à risque nul. Leur argument massue: les coûts sociaux. Combien coûte à la société un traumatisme crânien ? Un cancer du poumon ? Demain, ils le demanderont pour les cancers causés par l'alcool, par le sucre, par la viande rouge, par le café. Après-demain, ils calculeront le coût social de l'obésité. Des comportements déviants.

Ils sont les héritiers des petites coalitions qui, au milieu des années 80, sans moyen ni tribune, se sont attaqués aux puissants lobbies qui défendaient d'énormes intérêts coinmerciaux. Quinze ans plus tard, ils se sont eux-memes constitués en lobby. Fonctionnent comme n'importe quel autre lobby. En désinformant. En courtisant les médias. En contrôlant les politiciens. Pensez-y bien, ont-ils dit à M. Chevrette, un traumatisme crânien coûte cher, une loi ne coûte rien, bref une opération politiquement très rentable.

Il y a trente ans, derrière cette loi pour obliger les cyclistes à porter un casque on aurait trouvé... un fabricant de casques magouilleur.

Aujourd'hui on trouve des médecins qui veulent guérir la société. L'intégrisme n'est pas autre chose que cette singulière santé.