Le jeudi 9 mars 2000


La manière et la leçon
Pierre Foglia, La Presse

C'est la manière.

Assassine, la manière. Depuis quelques kilomètres Geneviève Jeanson mène un train d'enfer. Elle « fatigue la bête » comme disent les toréadors, avant de porter son attaque. Seules les cinq ou six meilleures peuvent rester dans sa roue pour l'instant. Le peloton des 70 coureuses s'est disloqué dès les premiers lacets de la pente. Geneviève se dresse soudain sur les pédales. Elle a assez fatigué la bête. Elle attaque. « Placer une mine », disent les coureurs. Vous comprendrez mieux si je vous dis une grenade. Elle dégoupille une grenade et la laisse tomber derrière elle. Boum, un trou. Elle s'en va toute seule... Derrière, les filles ont figé. Médusées. L'onde de choc, mais aussi, l'affront. Cette gamine qui vient tout juste d'avoir l'âge de courir avec les grandes ne va quand même pas faire les 60 kilomètres qui restent toute seule ? Eh bien si, elle les fera. La gamine arrivera seule à Cabramurra, la ville la plus haute d'Australie. Derrière, pourtant, il n'y avait pas n'importe qui, il y avait entre autres, Anna Wilson, vice-championne du monde, et Tracey Gaudry qui a battu Bessette l'an dernier sur le mont Royal.

C'est la manière, disais-je. Mais c'est surtout la leçon. Si la manière est éclatante, spectaculaire, la leçon, elle, est laborieuse, souterraine.

Geneviève Jeanson complète aujourd'hui le Tour de Snowy, qu'elle devrait gagner, sauf accident. Neuf étapes exigeantes dans la haute montagne. Elle est arrivée en Australie quinze jours avant le départ. Pour s'acclimater. Elle est aussitôt allée repérer le parcours avec son entraîneur, André Aubut. Ils ont décidé ensemble de l'endroit où elle ferait basculer le tour. Cette attaque qui avait l'air d'une bravade un peu suicidaire a été minutieusement préparée. Répétée. Geneviève savait exactement où, comment, et ce qui l'attendait devant. Ce premier chapitre de la leçon nous dit que l'improvisation est beaucoup plus efficace quand elle est bien préparée.

L'autre chapitre de la leçon tient en trois mots: travail, travail, travail. C'est bien d'attaquer, le coup d'éclat, la grenade derrière, pouf. Mais après, pour tenir, il n'y a pas de miracle, pas de magie. Que du travail, du travail et encore du travail.

Depuis ses deux médailles d'or en Italie au début de l'automne, Geneviève Jeanson n'a pas cessé de s'entraîner. Elle devait partir en Arizona après les Fêtes. Dix jours avant Noël elle m'appelle : « Je pars demain. André (son coach) pense que c'est mieux. » Elle a passé ce début de millénaire dans une banlieue drabe de Phoenix, Arizona. Courtes sorties. Monter vingt fois la même bosse dans la journée. Musculation. Travail, travail, travail.

À mon collègue Alexandre Pratt, de la section des sports (actuellement en Australie), Geneviève a confié: « M. Foglia me gêne quand il me traite comme une surdouée. Je travaille très fort pour avoir un peu de talent, vous savez ! »

À mon retour d'Irak, j'ai envoyé un e-mail à la jeune femme pour lui dire que j'avais visité les camps de la mort de Saddam et que dans l'un de ces camps on m'avait demandé des nouvelles d'André Aubut, son entraîneur, qui, paraît-il avait été formé là. Le savait-elle au moins ? La réponse est arrivée du tac au tac : « Vous vous trompez monsieur le journaliste, André est bien passé par les camps de la mort de Saddam, mais pas pour y être formé. C'était lui l'instructeur !»

Le sourire en plus donc, comme pour bien signifîer à ceux que ça intéresse que le sacrifice est largement consenti. Pour employer cette triviale expression des joueurs de hockey - que je soupçonne de n'avoir aucune idée de quoi ils parlent : la gamine « paie le prix ».

ET LA SANTÉ DANS TOUT ÇA ? - Et la santé des athlètes, dans tout ça, vous demandez-vous peut-être.
Vous voulez dire un esprit sain dans un corps sain ? Un prof d'éducation physique de Joliette (1) me félicitait l'autre jour de défendre depuis des années, cette belle et grande valeur qui s'acquiert, dit-on, par la pratique du sport: un esprit sain dans un corps sain.

Ciel ! Un autre qui a trop lu d'histoires de boxeurs que le sport a sauvé de la prison (notez au passage, qu'en général, les boxeurs font les deux, du sport ET de la prison).

Je ne parlerai pas de la santé mentale des athlètes, je ne suis pas psy, n'empêche que pour les fréquenter depuis 35 ans, je peux vous dire que certaines catégories d'entre eux (notamment les sprinters, les sauteurs, les skieurs alpins, les pilotes auto) sont plus égocentriques que des chanteuses pop; quant aux plus riches, ils sont plus déconnectés des réalités simples de la vie sociale que le fils unique du scheik Al bibine Sultan. Bref, le sport - ou serait-ce le succès et le fric - forme plus de caractériels que de citoyens modèles.

Leur santé physique ? Vous voulez rire. Je viens de lire dans The Australian, le grand quotidien de Melbourne, le journal d'une jeune femme de 33 ans qui s'entraîne pour peut-être participer aux Jeux olympiques, peut-être, j'insiste. Voyons son agenda pour cette semaine:

Dimanche: après 10 kilomètres de réchauffement: 3 fois 3 kilomètres sur la base de 3 minutes et demie au km (c'est très très vite !).
Lundi: 20 kilomètres léger (c'est ce qu'ils appellent sans rire, une journée de demi-repos)
Mardi: trois kilomètres de mise en train et 16 fois 400 mètres très rapides. 30 secondes de repos entre chaque 400.
Mercredi: 10 kilomètres légers (c' est qu'ils appellent une journée de repos complet !).
Jeudi: 5 kilomètres de mise en train, puis quatre fois un kilomètre et demi en moins de cinq minutes.
Vendredi: rien. Parce que samedi 15 kilomètres de réchauffement et hop, on enchaîne avec un autre 15 kilomètres sur un rythme ultrarapide.
Un corps sain ? Vous croyez vraiment que le corps humain est conçu pour enchaîner seize 400 mètres le jeudi, courir 30 kilomètres le samedi, et se reposer le dimanche en courant « légèrement » un autre 20 kilomètres ?
Au fait, un esprit sain dans un corps sain, pourquoi faire ? Je veux dire pourquoi le sport devrait-il apporter santé et sérénité ? C'est pas un médicament. On fait du sport par plaisir ou, quand on en a le talent, pour performer. Joue-t-on du violon parce que c'est bon pour le foie? Peint-on parce que c'est bon pour l'âme ? Courir aussi est un mode d'expression. Pas du catéchisme.

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(1) Tom Silletta, prof et entraîneur de ski de fond de l'école secondaire Thérèse-Martin de Joliette (programme études-sport excellence), que je remercie, ici, de m'avoir branché sur mon sujet préféré, le sport.