Le jeudi 16 mars 2000


Soif de bonté
Pierre Foglia, La Presse

Les journalistes ne sont pas là pour changer les choses, mais pour les dire. Une fois les choses nommées, par exemple la pauvreté, les gens font bien ce qu'ils veulent avec. En général ils ne font rien. Sauf qu'ils savent maintenant que ces choses existent. C'est déjà bien.

Des fois, pas très souvent, des fois, !es gens lisent un truc qui les remue fort en dedans. Et ça leur donne envie d'agir pour améliorer les choses. Là, tout de suite. Comme si l'aridité du temps leur donnait soudain soif de bonté.

Je vous raconte aujourd'hui un de ces actes de civisme spontané. Une belle histoire. Même si ce n'est pas une belle réalité. On ne peut pas tout avoir.

Il y a deux ou trois samedis, ma collègue Michèle Ouimet, prenant prétexte de la semaine de relâche scolaire, signait un reportage sur les enfants dans deux quartiers bien différents de Montréal. Elle nommait, entre autres, la détresse des enfants du Centre-Sud. Qui ont faim souvent. Qui vont à l'école sans chaussettes dans leurs bottes. Sans tuques, ni mitaines. Et sans rien à faire pendant cette semaine de relâche parce que toutes les activités coûtent trop cher.

Vous savez que La Presse est livrée en Floride le jour même. Ce même samedi, donc, à Fort Lauderdale, sur la plage, un monsieur est en train de lire l'article de Michèle Ouimet. Il s'appelle Robert Auger, il est propriétaire avec son frère d'une pourvoirie à Sainte-Émélie-de-l'Énergie, la pourvoirie Bazinet, avantageusement connue, gagnante de plusieurs grands prix de tourisme. Vingt-trois chalets, une auberge, ouverte l'hiver pour la pêche sur la glace. Pendant le verglas, M. Auger y a reçu jusqu'à 300 personnes en trois semaines.

Alors pourquoi pas 30 enfants démunis pendant deux jours ?

Petit problème: où trouver 30 enfants démunis ? Je sais, il y en plein partout, mais quand t'es à Fort Lauderdale ? M. Auger passera la journée du lundi au téléphone. Appelle le CLSC Anjou. Appelle l'école mentionnée dans l'article de Michèle. Se retrouve au Conseil scolaire de l'Île de Montréal où on lui dit qu'on ne s'occupe pas de ce genre de détail. Et de quoi donc vous occupez-vous ? demande M. Auger. De percevoir les taxes, lui répond-on. Merci beaucoup. CLSC des Faubourgs. Projet ceci, projet cela. Finalement, après 43 000 coups de téléphone, M. Auger tombe sur France Goyette au CLSC Hochelaga-Maisonneuve. « Je vais faire tout ce que je peux », lui dit la jeune femme. Elle se démène beaucoup, mais quand ils se reparlent un peu plus tard, France n'a pas de bonnes nouvelles. « J'ai appelé tous les groupes, toutes les organisations du quartier. Je crois que ça ne marchera pas, M Auger. La semaine de relâche est commencée, tout le monde est déjà impliqué dans des projets... À 24 heures d'avis, c'est impossible. »

Bon ben tant pis, se résigne M. Auger. Mais juste avant de raccrocher: « Me permettez-vous une petite remarque, mademoiselle, ne le prenez pas mal, mais ce que vous dites n'est pas vrai ! »

- Qu'est-ce qui n'est pas vrai, monsieur ?

- Que c'est impossible. C'est possible, je vous assure, c'est possible.

Aiguillonnée, France a refait le tour des groupes communautaires du quartier et elle est tombée sur Louise Vanier, directrice d'Interaction Famille.

Rue Théodore, juste derrière le Stade olympique, la maison d'Interaction Famille accueille les mères du quartier pour un café, pour un répit de quelques heures. Comment vous décrire Louise Vanier, la directrice? En 24 heures, elle a trouvé 11 adultes et 17 enfants prêts à aller passer deux jours dans le bois. Des gens qui ne sortent pas facilement de leur quartier, des gens souvent intimidés à l'idée de monter au nord de la rue Sherbrooke. Alors, pensez, deux jours à la pêche sur la glace à Sainte-Émélie-de-l'Énergie, c'était presque le Tibet. Louise a trouvé des tuques et des bottes à ceux qui n'en avaient pas. Elle est allée emprunter un minibus aux soeurs de la Providence. Un autre minibus à Quart-Monde. Elle est allée bumer cent piastres à Louise Harel pour payer l'essence. Cent piastres au bloquiste Réal Ménard pour un peu d'argent de poche. Commencez-vous à comprendre qui est Louise Vanier ? Non. OK. Je recommence.

Rue Théodore, dans la ville-bidon, à l'ombre d'un stade de quelques milliards. Louise Vanier, c'est la fille qui sauve le cul des gouvemements successifs qui ont dépensé ces milliards, en toiles, en mâts, en béton, en fausse gloire. Louise Vanier et ses semblables portent la misère de la ville à bout de bras. Qu'elles démissionnent, qu'elles arrêtent d'aller bumer cent piastres à Louise Harel et le minibus des soeurs de la Providence, et croyez-moi, comme collectivité, on va en manger une tabarnak ! Comme collectivité, on perdra le seul ressort moral qui nous reste.

Ça va comme ça? Vous avez une bonne idée de qui est Louise Vanier ?

J'oubliais: elle n'a jamais réussi à joindre Robert Auger à Fort Lauderdale. Et quand elle a appelé à la pourvoirie, Benoît, le frère de Robert, n'était pas au courant! Quoi Trente personnes demain matin !

Oups. Louise s'est dit que l'accueil serait sûrement un peu froid. Elle se trompait. Ils ont été reçus comme des princes. Manon et Suzanne y étaient avec leurs quatre enfants respectifs, et Denise, et Claudia. Je les ai rencontrées hier. Elles m'ont parlé d'un grand bonheur. Un des plus beaux moments de leur vie... ça va jusque-là. Elles m'ont raconté le confort des chalets, la chaleur du poêle à bois, elles n'avaient jamais dormi dans un chalet. Et la bouffe ! Ce que c'était bon ! Ce que les enfants ont pu être heureux pendant ces deux jours. Pensez, on leur a fait la surprise de trois attelages de chiens de traîneau. Ils n'avaient pas assez de mots pour raconter. Pas assez de voix pour crier. Et il y avait aussi le soleil. Et le vent. Le lac. La forêt. Les montagnes. Si loin de leurs HLM. De leur ville-bidon.

Pour vous dire comme ce furent deux journées fantastiques, j'ai vu des photos, et l'une d'elle montre une petite fille absolument radieuse, Cinthia, je crois, qui vient d'attraper une truite : elle est debout à côté de sa brimballe, elle tient la truite dans sa main, et vous ne me croirez pas, mais je vous le jure, on le voit très bien sur la photo, la truite aussi est contente.

« Madame Michèle Ouimet se doute-t-elle des heureux effets de son article du 28 février ? » demande Louise Vanier dans une lettre de remerciement envoyée à La Presse.

Comme je vous le disais en commençant, les journalistes ne sont pas là pour changer les choses, mais pour les dire. N'empêche que de les faire bouger de temps en temps, quel plaisir.