Le samedi 25 mars 2000


Bithi a menti
Pierre Foglia, La Presse

Une amie m'appelle l'autre jour, elle me dit écoute, c'est une histoire épouvantable. Et elle me raconte l'histoire de Bithi qui vient du Bangladesh. Elle a 16 ans quand son papa décide de la marier à un monsieur riche et beau, mais qui est aussi, le monsieur, pas le papa, une sacrée tête de vache qui bamboche, ramène ses maîtresses à la maison, tourmente Bithi de cent façons, la frappe, l'humilie et dieu sait quoi.

J'ai envie de dire à mon amie, arrête, arrête, j'y crois pas. C'est à cause de mon nez. Je sais tout de suite si les choses sont vraies avec mon nez. Toute mon intelligence est dans mon nez.

Mon amie continue son histoire. Bithi perd un enfant à cause des sévices que lui fait subir son mari. Six ans d'enfer. Elle se sauve, se cache, sa mère vend ses bijoux pour acheter les services d'un passeur, et Bithi se retrouve au Canada. Elle demande le statut de réfugiée. Mais les agents d'immigration ne croient pas son histoire. Ça dure depuis deux ans. Tous les recours ont été épuisés, tous les délais dépassés, Bithi doit être expulsée le mardi 28 mars, Foglia, faut que tu fasses quelque chose me dit mon amie, ça n'a pas de bon sens.

Mon amie est une femme extraordinaire. Connue, mais je ne vous dirai pas qui. Brillante. Très effîcace. Et ce qui m'impressionne encore plus: généreuse. Il lui manque juste un truc: l'instinct. Même si aujourd'hui elle travaille dans la rue, avec les gens de la rue, elle n'a pas l'instinct de la rue. Je l'ai sonvent noté, les gens de grande intégrité et de grande rigueur intellectuelle perdent souvent tous leurs moyens devant les chats de ruelle.

Son histoire était pourrie à l'os, je le savais en entendant les premiers mots. Une fille qui se fait battre par son mari à Dacca au Bangladesh ne rentre pas chez sa mère en disant maman, je suis malheureuse, je veux m'en aller au Canada. C'est pas de même que ça marche. Ça prend du fric. Ça prend un visa. Ça prend un réseau. Battue ? C'est le bobard que tu réserves pour les officiers d'immigration. C'est pas le motif de départ. Les femmes algériennes où afghanes menacées de mort par les intégristes, c'est une autre histoire. Mais les femmes battues par leur mari au Bangladesh ne vont pas au Canada, elles ne vont nulle part.

Je n'ai rien dit de tout cela à mon amie. Je sais qu'elle me trouve cynique et ça m'ennuie un peu. Une chronique sur Bithi ? C'est ça que tu veux, ma belle ? OK, je vais au moins aller voir.

J'ai rencontré Nadja du Comité d'aide aux réfugiés. Une autre jeune femme admirable qui se méfiait terriblement de moi : « Qu'est ce que vous allez faire ? Hein ? Vous n'allez pas écrire n'importe quoi, vous êtes notre dernière chance. » Une tigresse défendant son petit. À un moment donné dans son bureau je n'ai pas pu résister: « Supposez que Bithi soit renvoyée au Bangladesh. Un journaliste l'accompagne et découvre qu'elle n'a jamais été mariée, ni battue. Ce serait très embêtant pour votre comité, vous ne trouvez pas ? » Elle l'a pris comme une menace. Ce n'était pourtant qu'une mise en garde bien intentionnée.

J'ai aussi longuement parlé du cas de Bithi avec Me Noël Saint-Pierre, l'avocat qui la défend gratuitement. Qui défend gratuitement les illégaux, bien souvent. Un avocat extrêmement compétent pour toutes les histoires d'immigration et plus rare encore, un homme de coeur. Je lui ai dit vous savez, Me St-Pierre, je ne crois pas un traître mot de ce que raconte votre protégée.

L'avez-vous rencontrée ? m'a-t-il demandé.

Justement. J'avais rencontré Bithi, le jeudi soir. Une très jeune femme drapée dans la longue robe des musulmanes. Elle avait l'air effrayée et épuisée. Je l'ai trouvée maladroite dans son récit, hésitante sur des détails qui auraient dû aller de soi. Rien pour me faire changer d'idée. En même temps, je me disais que j'étais vraiment le roi des salauds, tous ces gens-là ne pouvaient pas se tromper ensemble, mon amie, Nadja, Me Saint-Pierre, la psy qui l'avait évaluée, le médecin quî l'avait soignée...

Hier matin, je me suis donc installé devant mon ordinateur pour raconter l'histoire de Bithi.

Bithi vient de Dacca, la capitale du Bangladesh. Elle a 16 ans quand son papa décide de la marier à un monsieur riche et beau, mais qui est aussi, le monsieur, pas le papa, une sacrée tête de vache qui bamboche, ramène ses maîtresses à la maison, tourmente Bithi de cent façons, la frappe, l'humilie et dieu sait quoi. Après six ans d'enfer, elle s'enfuit au Canada.

Bithi arrive à New York le 14 mai 1998. Le 1er juin, elle est arrêtée en compagnîe de quatre autres Bangladais par les agents de l'immigration américaine alors qu'elle s'apprête à entrer illégalement au Canada, par le poste de Lacolle. À sa demande, Bithi est conduite au poste des douanes canadiennes où elle revendique aussitôt le statut de réfugiee.

Neuf mois plus tard, sa demande est officiellement rejetée. « Son histoire n'est pas crédible », décrètent les commissaires qui l'ont entendue. Ils se basent sur des documents qui montrent que Bithi est arrivée à New York en 1996. Or toutes les scènes de violence qu'elle raconte dans le détail, son bébé perdu, tout ça, se situent en 1996 et 1997 alors qu'elle était déjà aux États-Unis si les documents sont vrais.

Justement, Bithi soutient que ces documents ont été contrefaits par son passeur, elle ne sait pas trop pourquoi. Une faute de frappe dans le document officiel remis par les officiers de l'immigration américaine, le jour même de son entrée au Canada, achève, d'embrouiller les choses.

Pourquoi ne les tire-t-on pas au clair avec les autorités américaines ? En attendant, on doit alors donner le bénéfice du doute à Bithi, et la garder.

C'est ce que j'écrivais hier vers 2h de l'après-midi. Une heure plus tard j'avais terminé. Une petite chronique tranquille qui ne me ferait pas gagner le Pulitzer. Je n'en étais pas content, elle allait contre mon sentiments'mais elle ferait plaisir à mon amie, à Nadja, à Me Saint-Pierre et des fois, j'aime bien faire plaisir aux gens.

À 4h, le téléphone sonnait. C'était le bureau de Me Saint-Pierre. Le ton était catastrophé. Les autorités américaines, avec deux ans, de retard, venaient de confirmer que Bithi était arrivée à New York le 14 février 1996. Autrement dit, rien de ce qu'elle avait raconté n'était vrai. RIEN

J'ai fait deux chroniques hier. La première, et celle-ci. Non, je ne suis pas fâché. J'ai même eu une bonne pensée pour mon amie, pour Nadja, pour Me Saint-Pierre. Ils n'ont décidément pas beaucoup de nez. Mais pour le coeur...