Le mardi 28 mars 2000


Les gros cailloux en premier
Pierre Foglia, La Presse

Je n'ai aucune idée d'où vient le mot « bretter », mais il me convient parfaitement. Je le conjugue à tous les temps depuis cent ans, je brette, j'ai toujours bretté, je bretterai jusqu'à ma mort et probablement après, j'aurais pu vivre deux ou trois vies dans la même, mais pour cela il eût fallu que je brettasse moins.

Il paraît que « bretter » n'est pas français. Qu'il faut dire procrastination. Mais d'abord cela se conjugue mal - je procrastine ! Et c'est aussi trop chantant. On dirait qu'on joue d'un instrument, de la mandoline, sûrement. Mais surtout, mon dictionnaire prétend que la procrastination est la « tendance à tout remettre au lendemain ». Je sens comme de la paresse là-dedans. Or je suis tout le contraire d'un paresseux. Je travaille énormément. Sauf que je travaille très mal. Je ne remets pas au lendemain, je remets à tout de suite. Je n'ai pas peur des tâches à accomplir, je les attaque vaillamment, mais oups, je viens de me souvenir qu'il faut que je téléphone à Alain pour lui demander le nom de l'artisan qui a fabriqué ses armoires de cuisine, puis je me refais du café, je termine les mots croisés du cahier des sports, je vais tirer quelques paniers (après avoir gonflé le ballon qui était un peu mou), je reviens à mon travail, me coupe les ongles qui sont un peu longs, oh mon Dieu, onze heures et demie, déjà, comme le temps file.

Tout cela pour vous dire que j'ai trouvé dans mon courrier cette semaine un petit conte moral - en fait beaucoup plus pratique que moral - qui me va comme un gant. Il n'est pas signé. Un envoi du ciel qui vous sera, je crois, aussi utile qu'à moi.

Or donc, les cadres supérieurs d'une très grande entreprise demandèrent un jour à un prof d'une école d'administration de leur donner un cours de « gestion d'agenda », ou si vous préférez de planification du temps.

Le prof mit sur la table un grand pot en verre, d'une contenance d'un gallon (un de ces pots carrés que l'on appelle pot Mason). Puis il prit des cailloux assez gros, chacun de la taille d'une balle de tennis à peu près, et les déposa, un par un, dans le pot. Lorsqu'il fut impossible de rentrer un caillou de plus, il demanda aux cadres supérieurs: « D'après vous, le pot estil plein ? »

Oui, répondirent les cadres supérieurs.

Le prof tira alors de dessous la table un sac de gravier et le versa sur les cailloux. Secoua délicatement le pot. Et le gravier remplit les espaces entre les cailloux. « Le pot est-il plein ? » demanda le prof, à nouveau. Non! Répondirent les cadres supérieurs qui le voyaient venir. Effectivement, le prof versa du sable très fin sur les cailloux et le gravier. Et cette fois le pot fut bien rempli.

« Ma démonstration est terminée », dit alors le vieux prof. « Quelqu'un peut-il me dire ce qu'elle signifie » ?

Un cadre leva la main: « Cela signifie que même lorsqu'on croit que notre agenda est plein, il reste toujours de la place, pour d'autres rendez-vous, pour d'autres petites tâches à faire. »

Pas du tout, répondit le prof. Cela signifie que si on ne met pas les gros cailloux en premier on ne pourra jamais les faire entrer par la suite. Rappelez-vous, les gros cailloux en premier!

Cela fait une semaine que-j'ai reçu ce petit conte. Il n'arrête pas de m'obséder. Mes journées sont devenues des pots. Et cette chronique un gros caillou à mettre en premier.

Et moi alors, dit ma fiancée? Je suis quoi ? Et nous, disent les minous ? Et moi, dit mon ballon ? Et nous, disent les bourgeons ? Et moi, dit mon vélo ? Et moi, dit le ruisseau ? Et moi, dit le sentier ? Et moi, dit mon livre ?

Ta gueule, la vie. Je suis occupé. Je charrie mes cailloux.

ENCORE DU SABLE - Parlant de chronique, je me suis permis l'autre jour de dormer un cours de chronique à Yves Boisvert, le nouveau locataire de cette page cinq, qui n'a certainement pas besoin de conseils, mais il venait juste de m'arriver un truc que je trouvais important de partager.

Yves, mon vieux Yves, au cours des trente prochaines années tu vas écrire des milliers de bonnes chroniques, quelques-unes géniales, des songées, des légères, des complètement folles, des sérieuses, des pompeuses, des pompées, bref, les unes et les autres te vaudront des commentaires de plus en plus nombreux à mesure que tu vas établir avec tes lecteurs un lien d'habitude et d'estime. Certaines chroniques sur l'éducation, la santé, te vaudront jusqu'à vingt ou trente lettres, autant de courriels, ta boîte vocale sera pleine. Les sujets plus légers seront tout autant appréciés, et voilà, tu vas finir par connaître ton lectorat aussi bien qu'un vieil ami. Du moins le croiras-tu.

Et puis un jour d'hiver, en allant faire un tour à la campagne tu vas trouver un petit chat sur le bord de la route, la queue prise dans la glace. Tu vas écrire quinze lignes là-dessus. Juste quinze lignes. Tu vas demander çomme ça sans y penser: Quelqu'un aurait-il une idée pour un nom ?

Et tu vas littéralement tomber sur le cul.

Tu vas recevoir un kilomètre et derni de courriels-chats. Plus des dizaines et des dizaines de lettres. Tu videras ta boîte vocale 103 fois. Tout ça pour quinze lignes sur une petite minoune, la queue prise dans la glace.

Là tu vas penser à ton papier-fleuve sur les mouroirs de mère Teresa. À ta série de 23 articles sur la culture: assouvissement ou émancipation ? Ta série sur les hôpitaux en Saskatchewan. Et tu seras très certainement dubitatif. L'information, cette belle et grande chose. L'insoutenable légèreté du lectorat. Tout ça et la queue du chat.

Panique pas. Rappelle-toi. Durant la journée, les gens charrient leurs cailloux. Le soir ils lisent La Presse. Du sable. La vie.

Pour revenir aux chats, tu te rappelles celui que tu m'as donné il y a déjà huit ans, ce brave Picotte, eh bien sais-tu quoi ? Je pense qu'il aime pas les chats, ce con.

QUESTION-RÉPONSE - Mes salutations et même un gros gros bec aux enfants de 10-11 ans de l'école Marie-Victorin à Repentigny (le groupe 503), Carol-Anne, Simon, Jonathan, Nicolas, Mélissa, Marc-André, Kimberley, Marilyne, Mathieu, Jean-Philippe, Katia, Michaël, Jean-Simon, Cassandra, Benoît, Cynthia, Danny, Alexandre, Claudia, Guillaume, Francis, François, Vanessa, Christian, Emili, Marie-Pier, qui ont signé une lettre envoyée au premier ministre Jean Chrétien pour lui demander s'il sait pourquoi 4500 petits Irakiens meurent par mois faute de soins, et ce que lui, le premier ministre du Canada fait pour empêcher ça ?

C'est bien de poser des questions, les enfants. Savez-vous ce qui est encore mieux ? De se méfier des réponses.