Le samedi 15 avril 2000


Dieu, les guépards et les ananas
Pierre Foglia, La Presse

dA = F (A,B)
dt
dB = G (A,B)
dt
Ne partez pas déjà!

Je vous promets que cette chronique ne parlera pas de mathématiques comme à l'école.

Savez-vous ce que dit cette équation qui vous semble si rébarbative avec ses lettres grecques et ses parenthèses ? Croyez-le ou pas, elle explique l'ordonnancement du pelage des animaux, elle explique pourquoi certains animaux, comme le guépard, ont le pelage tacheté, pourquoi d'autres, comme le tigre, l'ont rayé, pourquoi les taches de certains sont des cercles pleins, d'autres des ellipses évidées, et pourquoi les taches plus grandes des girafes sont de forme carrée. Tout ça et plus encore dans cette seule formule.

Mais ce n'est pas le plus troublant. Que les motifs du pelage des animaux relèvent d'une construction bio-mathématique, bon. Je ne le savais pas. Je croyais que la nature fabriquait les animaux un peu n'importe comment, comme je fabrique mes chroniques: un propos central et plein de petits machins dedans pour distraire le lecteur. Je croyais, de la même façon, que les taches sur le guépard étaient splachées avec la même fantaisiste humeur. Eh bien, pas du tout. La disposition de ces taches relève d'une structure mathématique préméditée.

Préméditée par qui ?
Ah.

C'est ici que cela devient vraiment troublant. Mais avant de s'embarquer là-dedans saviez-vous qu'il y a dans la nature des animaux comme le guépard, le léopard, la genette qui ont le corps tacheté et la queue rayée, mais que le contraire n'existe pas? il n'existe pas, sur cette planète du moins, des animaux qui ont le corps rayé et la queue tachetée.

Et alors, me direz-vous, la nature est pleine de curiosités plus extravagantes que celles-là.
Justement.
On n'est pas, ici, devant une extravagance. Mais au contraire devant une logique toute mathématique.
Supposons un mathématicien qui ignorerait tout de cette impossibilité de trouver dans la nature des animaux à corps rayé et à queue tachetée. Ignorance tout à fait plausible : c'est de la biologie en principe, pas des maths. On lui soumet donc l'équation en question sur la structure du pelage des félins et, tout seul, en suivant la logique de cette équation, ce mathématicien qui ne sait rien va pouvoir déduire que si « dérivé de A sur dérivé de T égale F », etc., donc il ne peut pas y avoir, dans la nature, des animaux au corps rayé et à la queue tachetée.

L'extraordinaire est qu'on se trouve ici devant une impossibilité mathématique.

Je vous disais tout à l'heure que quelqu'un, ou quelque chose, Dieu, la nature, que sais-je, avait disposé les taches et les rayures sur le corps des félins en respectant une structure mathématique et je vous entendais hurler en arrière: Foglia, bougre de con, les mathématiques ne sont pas la logique de l'univers, mais seulement un instrument que les hommes se sont donne pour comprendre la vie, le monde, les systèmes qui les animent.

Très bien. Alors expliquez-moi... L'homme a mis en équation l'agencement des taches sur le corps des félins. Une équation qui dans sa logique mathématique, affirme une impossibilité, en principe purement théorique, je veux dire purement mathématique. Comment se fait-il alors que, dans le concret des faits, dans la nature, on retrouve la même impossibilité ?

Comme si, en disposant les taches sur le corps du guépard, bien avant l'apparition de l'homme et de l'Arabe qui inventé les nombres et les équations, comme si la nature, ou Dieu, ou je sais pas quoi et je sais pas qui, avait suivi exactement la même logique mathématique.

Et j'ose poser la question: Dieu est-il mathématicien ?

Avant de répondre, je vous prierais de prendre un ananas et de le poser devant vous. Ai-je dit un ananas ? Prenez-en deux. Posez le premier devant vous. L'autre servira de témoin.

Regardez l'ananas. Il est creusé de travées elliptiques. Comptez-les. Il y en a treize dans un sens. Huit dans l'autre. Prenez l'autre ananas. Comptez. Même chose. Prenez mille ananas. Toujours treize travées dans un sens. Et huit dans l'autre. Ne venez pas me dire, si Dieu existe, qu'il ne l'a pas fait exprès.

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Si vous voulez un avis, plus autorisé que le mien sur les mathématiques - je vous glisse en passant que l'an 2000 est l'année mondiale des mathématiques -, je vous conseille de vous tourner vers Stéphane Durand, chercheur au Centre de recherches mathématiques de l'Université de Montréal. En fait, Stéphane est physicien, mais comme il se plait à le dire: « Les mathématiques sont l'essence de la physique moderne. » Stéphane vient de gagner le premier prix d'un concours de vulgarisations des maths, organisé par la Société de mathématiques Européenne. Peut-être avez-vous vu ses affiche dans le métro, qui posaient des questions confondantes, comme celles-ci : « Quel est le lien entre l'escargot et le nombre d'or ? (le nombre d'or : 1 + racine carrée de 5, divisé par 2).

Quand on a eu fini de parler des guépards, des ananas et des escargots, la vraie question, a surgi:
« Au fond, a dit Stéphane, tout ça montre que les mathématiques n'ont pas été inventées, elles existent, on ne fait que les découvrir. »
Tu veux dire qu'elles existent de toute éternité, dans un monde en soi, quelque part dans le cosmos?
À peu près ça. Je vais te donner un exemple. Les mathématiques dont Einstein a eu besoin pour décrire la structure du cosmos et l'expansion de l'univers ont été développées 90 ans avant lui par des matheux qui faisaient des maths pures, sans autre objet que d'élaborer des théories rattachées à absolument rien. Quatre-vingt-dix ans plus tard, il s'est révélé que ces théories étaient en parfaite adéquation avec la réalité. Ces théories anticipées presque par hasard existaient dans la réalité du cosmos. Ce qui confirme qu'on les découvre. On ne les invente pas.

Bref, cela nous ramène forcément à Dieu. Si vous voulez mon avis, Dieu n'a pas du tout une grande barbe. Il a une petite moustache, un sourire malicieux comme Einstein, il est complètement juif et il a fait le monde en suivant cette formule.