Le samedi 22 avril 2000


La vie mon vieux, à risque nul
Pierre Foglia, La Presse

Claude Ledoux travaille au centre de tri de Postes Canada de Saint-Laurent.

À Postes Canada, il y a des employés occasionnels, des employés à temps partiel et des employés permanents. Ce n'est pas simple de passer d'une catégorie à l'autre. Claude Ledoux attend sa permanence depuis huit ans.

Les relations de travail ne sont pas très harmonieuses à Postes Canada, reliquat de la dernière grève, mais aussi une espèce de malédiction universelle - pensez à Newman l'irascible facteur de Seinfeld... the mail keeps coming, and coming, and coming - peut-être l'avez-vous déjà remarqué, on dirait que les employés des postes du monde entier viennent tous de la même planète Ronchonchon.

Syndicat vétilleux, administration chicanière, coupes de personnel, griefs, l'autre samedi ils étaient huit, dont un superviseur, à bougonner en poinçonnant leur carte de sortie, leur journée finie. Ils commentaient la dernière rumeur: on allait renvoyer les occasionnels pour les remplacer par des « temps partiels », ce qui aurait pour effet de réduire la semaine de travail de ceux déjà en place et de supprimer complètement les heures supplémentaires. Claude Ledoux n'était pas celui qui rouspétait le plus fort, d'ailleurs il n'y croyait pas, à cette rumeur. « Mais si c'est vrai, a-t-il malencontreusement ajouté, si c'est vrai, alors il faudra une bombe pour obtenir des emplois à l'avenir. » Ce n'est pourtant pas le genre grande gueule. Et pas plus frustré qu'un autre. Bien noté de ses supérieurs, des convictions politiques et syndicales, cet anglophone parfaitement bilingue s'est présenté aux dernières élections fédérales sous la bannière du NPD.

« Il faudra une bombe pour obtenir des emplois » est devenu dans l'oreille de certains témoins: «Il faudrait aller faire le ménage là-haut avec un fusil. » Ledoux proteste vigoureusement : « Je n'ai pas d'arme. J'ai horreur des armes. Mon père s'est suicidé avec un fusil, c'est moi qui l'ai trouvé, j'avais 11 ans. » Ceux qui l'ont dénoncé insistent : « Il a même menacé le superviseur qui était présent. Le superviseur aurait déjà réfuté: « Ledoux ne m'a jamais menacé. »

Le dimanche, quatre policiers attendaient Ledoux à son arrivée au travail, tandis que six autres allaient interroger sa femme à son domicile. Ledoux était incarcéré. Le lundi, la juge demandait un complément d'information. Le mardi, la même juge reportait à nouveau l'enquête sous cautionnement après que la conjointe de Ledoux, flanquée de ses deux jeunes enfants, eut « dérangé » la Cour en criant et en éclatant en sanglots. Ledoux était remis en liberté le jeudi.

Par une ironie du sort extraordinaire, le vendredi, Ledoux recevait un coup de téléphone de Postes Canada, l'avertissant qu'il avait obtenu sa permanence ! Il était affecté au quart de nuit du centre de tri principal. Bien entendu, depuis, cette nomination (attendue depuis huit ans) a été suspendue. Ledoux retourne en cour mardi prochain.

On va fouiller dans son passé. on va peut-être trouver qu'il s'est déjà chicané avec son ex-femme, qu'il est parfois excessif, parfois déprimé, bref qu'il est exactement comme vous et moi, mais on fera tout converger vers l'incident qui est en train de détruire sa vie et celle de ses proches, et on dira: « Ah ah, vous voyez bien ! »

J'ai le sentiment que cet homme-là n'est pas plus violent, ni dangereux que vous et moi. Un samedi après-midi, à la fin d'une journée de travail, il a dit une connerie, ce genre de contre-phrase que l' on dit sans penser à ce que l'on dit: « Je vais tous les tuer ces hosties-là ». Vous n'avez jamais dit ça, vous ? Moi je dis: « Ça va saigner, bordel. » Ou plus imagé: « Chérie, passe-moi la chain saw ». Je n'ai pas plus de chain saw que Ledoux n'a de fusil.

Je sais. Vous pensez à cet employé d'une compagnie de transport d'Ottawa (OC Transpo) qui, il y a tout juste un an, a tué quatre de ses collègues. J'y pense aussi, mais différemment de vous, je crois. Je pense à combien m'exaspère, après chaque tuerie, la frénétique obstination de mes confrères à reposer chaque fois la même question aux mêmes connards d'experts: y avait-il un moyen d'éviter ce drame ?

La réponse est non. Mais à force de suggérer que oui, à force de tendre vers une société à risque nul, à force d'exacerber notre phobie du tueur, nous devenons nous-mêmes des assassins du dimanche. Nous assassinons notre liberté.

COORDONNIER MAL ÉDUQUÉ - J'ai envoyé mes enfants à l'école privée pour qu'ils y prennent de bonnes habitudes de travail. Dur, quand on défend des valeurs de gauche. Tu roules en Volvo d'occasion, tu prends tes vacances en Albanie, t'écris plein de vigoureuses chroniques pour dénoncer l'instruction à la carte souhaitée par l'entreprise privée dans l'école publique, mais tu envoies toi-même tes enfants à l'école privée. Gênant. Pour vous dire que ce n'est pas moi qui peux vous reprocher d'envoyer vos enfants à l'école privée. Sauf, SAUF, si vous êtes ministre de l'Éducation ou premier ministre. Parce que, sacrement, il y a tout de même bien des limites à l'inconséquence.

Les enfants de MM. Legault et Bouchard fréquentent la même école privée dans Outremont, rapportait mon journal cette semaine.

« Je n'ai pas choisi un système. J'ai choisi l'école la plus près de chez nous ! » dit le ministre de l'Éducation, François Legault.

« Ce sont mes enfants qui ont choisi, ils voulaient aller à la même école que leurs petits amis », dit le premier ministre.

Faudrait voir à ne pas nous prendre pour des cons. Le message est très clair. Quand le premier ministre et son ministre de l'Éducation envoient leurs enfants à l'école privée, ils proclament que l'éducation est un instrument de pouvoir, à l'usage presque exclusif des favorisés.

Vous dites que vous n'avez pas choisi un système, M. Legault. Vous auriez dû. Comme ministre de l'éducation publique d'un gouvernement plus ou moins républicain - on n'est pas en Ontario ni en Alberta -, la moindre des choses eût été que vous choisissiez, pour vos enfants, le système public parce que c'est celui du peuple, et que vous représentez le peuple, même si, je vous l'accorde, la chose est peu vraisemblable. Et ainsi de M. Bouchard.

Que diriez-vous, messieurs, d'un cordonnier qui irait faire réparer les souliers de ses propres enfants chez son concurrent ?