Le samedi 29 avril 2000


Le sida comme métaphore du monde
Pierre Foglia, La Presse

Des fois, je relis un truc dix fois, je comprends les mots, le sens, mais ça ne veut pas rentrer dans la tête. Je me dis qu'il doit y avoir une erreur. Que la personne qui a écrit ça se trompe sûrement.

La dernière fois que ça m'est arrivé, c'est en lisant le reportage sur les orphelins au sida au Zimbabwe, de ma collègue Martine Roux. Le Zimbabwe est un petit pays d'Afrique australe où un adulte sur quatre est séropositif. Dans un de ses papiers, ma collègue cite un père jésuite, et c'est cette citation que j'ai relue dix fois en me disant c'est pas vrai, ça se peut pas: Il serait relativement aisé.. dit le jésuite, de fabriquer la trithérapie au pays. Nous avons les compétences et le personnel adéquat. Il nous faudrait seulement acheter les brevets des compagnies pharmaceutiques. Mais l'Organisation mondiale du commerce refuse.

Allons donc! Voir si on laisserait mourir des gens par millions pour une simple question de brevet. C'est juste pas vrai. Vous vous rappelez la fois qu'un bébé béluga s'est échoué sur une plage près de Boston. On l'a sauvé. Tout le monde pleurait. Et la fois qu'un petit garçon est tombé dans un puits. Et combien d'autres fois. On ne les sauve pas toujours. Les Tutsis et les Hutus, il en est mort beaucoup. On s'attache moins quand il y en a beaucoup. De là à dire qu'on ferait exprès de laisser mourir des gens parce qu'ils n'ont pas le brevet des médicaments qui les sauveraient, allons donc.

On peut y regarder de plus près si vous voulez.

Selon des chiffres de Médecins du monde 70 % des cas de sida dans le monde sont actuellement recensés en Afrique. Ainsi, 5500 personnes, par jour, meurent du sida en Afrique.

Ici ? Ici et dans les autres pays riches le sida n'est pas vaincu, on en meurt encore un peu, Surtout les clochards et les toxicomanes, mais il n'y a plus « plus rien à faire » comme avant 1996. Il y a la trithérapie. Grâce à la trithérapie, des gens qui étaient presque mourants travaillent aujourd'hui normalement et vivent bien. La mortalité a baissé de 90 %. C'est énorme. Et c'est grâce aux compagnies pharmaceutiques. il faut bien le dire. Même si ça arrache un peu la gueule de le dire, pas juste la mienne.

« On ne peut pas tout mettre sur le dos de l'industrie pharmaceutique », dit le cofondateur de la clinique l'Actuel, le docteur Réjean Thomas qui est aussi le représentant de Médecins du monde au Québec. « Ce sont les chercheurs de l'industrie pharmaceutique, dans leurs laboratoires privés, sans aide gouvemementale qui ont trouvé les médicaments miracles comme le 3TC et l'AZT. Ces médicaments qui font qu'on ne meurt presque plus du sida. La finalité de ces entreprises est le profit, et elles font des profits énormes, mais la santé publique a été bien servie au passage. C'est comme ça que ça marche dans notre économie, c'est notre choix de société et je m'inclus là-dedans. »

« Cela dit, pour répondre à votre question, dans cette logique de profit, il est évident que l'industrie pharmaceutique n'a rien à foutre de l'Afrique. Il n'y a pas d'argent à faire là-bas. La preuve, aucune compagnie canadienne n'aura de représentant au congrès international sur le sida qui se tient cette année en Afrique du Sud (à Durban). Comme j'insistais un peu trop auprès d'un cadre d'une compagnie, il me l'a dit en pleine face: « Docteur Thomas, y'a pas d'argent à faire là ! »

La trithérapie coûte 20 000 $ par année, par malade, pour toute la vie du malade. À ce prix-là, dans un pays comme le Zimbabwe où un adulte sur quatre est séropositif, la trithérapie est impraticable, inabordable, impensable. Mais est-ce bien ce prix-là ?

J'ai appelé la compagnie lavalloise BioChem Pharma qui a développé le 3TC, le plus agissant des médicaments du cocktail de la trithérapie...

- Combien ça coûte de produire une dose de 3TC ?

Je n'ai pas eu de réponse. On m'a seulement dit que BioChem travaille sur le 3TC depuis 1988, qu'il est disponible depuis 1995 et que son coût de production est indissociable du coût de ses huit années de recherche de mise en marché. Ce qui se défend parfaitement dans notre économie. Mais j'aimerais bien savoir, quand même, le coût de production actuel de cette molécule...

Et pourquoi voulez-vous savoir ça, monsieur Foglia ?

C'est les Africains qui veulent savoir, madame.

Ah ! monsieur Foglia, les Africains, ce n'est pas si simple. Ces gens-là, m'a dit la dame de la compagnie, ces gens-là (tout à coup, cela me fait penser que le Zimbabwe était l'ancienne Rhodésie-du-Sud, la plus coloniale des colonies de la Couronne), ces gens-là ont d'abord besoin d'information. (Autrement dit, qu'ils commencent par s'éduquer, on les empêchera de mourir après). La dame m'a dit aussi : vous savez, ce n'est pas simple comme traitement, c'est deux pilules à prendre par jour. (Sous-entendu: c'est exiger de ces gens-là beaucoup trop de discipline). Et d'ailleurs, ces gens-là n'ont pas, non plus, d'eau potable. Avec quoi avaleraient-ils le 3TC ? Ah.

La propriété intellectuelle et industrielle dont relèvent les brevets des compagnies pharmaceutiques est protégée par l'Organisation mondiale du commerce dont le but est justement de voir à la bonne marche des relations commerciales entre les 132 États membres. Au sein de l'OMC, les règlements sur la propriété intellectuelle englobent, dans la même rigueur protectionniste, les médicaments, les brevets pour les pièces d'ordinateurs, les jeux vidéo et autres quincailleries, comme si un transistor était de la même nécessité qu un antibiotique. Confusion des genres ? Absolument pas, aucune équivoque au contraire, une seule valeur est prise en compte : le profit. (1)

Je viens de relire pour la onzième fois ce que dit le jésuite dans le reportage de ma collègue : Il serait relativement aisé de produire la trithérapie au pays. Nous avons les compétences et le personnel adéquat. Il nous faudrait seulement acheter les brevets des compagnies pharmaceutiques. Mais l'Organisation mondiale du commerce refuse.

J'ai compris: le sida comme métaphore du monde.

Et le monde comme un appartement un peu froid et un peu humide qu'auraient déserté l'Homme et sa fiancée. Où sont-ils donc ?

Probablement aux Galeries d'Anjou.

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(1) Par licence spéciale, et pour des raisons humanitaires, l'OMC peut permettre à un pays moins riche de fabriquer un médicament en ne versant qu'une compensation symbolique au détenteur du brevet, mais chaque fois qu'un pays - notamment la Thailande - a tenter de se prévaloir de cette disposition, il a été menacé de représailles par les États-Unis.