Le jeudi 4 mai 2000


Julie a raison
Pierre Foglia, La Presse

Je ne sais plus où j'ai entendu cette histoire - ou serait-ce un film ? d'un père de famille qui avait tellement honte d'avoir perdu son travail qu'il n'en avait rien dit à ses proches et faisait semblant de partir travailler le matin comme d'habitude. Eh bien Julie, la jeune femme dont je vous parle maintenant, c'est tout le contraire. Elle ne travaille pas. Ne veut pas travailler. Et n'en a pas honte du tout.

Ma mère a honte de moi, dit-elle. Mais moi je vais très bien depuis que je ne travaille plus.

Elle vit de l'aide sociale.

Je reçois 394 $ par mois. Deux fois parce que je vis avec mon copain qui reçoit la même chose. Nous partageons un demi sous-sol dans Ahuntsic. Nous vivons simplement. Faut tout calculer au sou près, mais on s'en tire pas si mal, on arrive même à manger bio, et de temps en temps à se payer le luxe d'un verre de vin.

Vous ne voulez pas travailler ?

Non. Je ne veux pas. Je ne veux pas être réceptionniste. Je ne veux pas aller faire des hot-dogs chez Harvey's. Je ne veux pas travailler avec un ordinateur. Je ne veux pas faire des sondages au téléphone. Je ne veux pas participer à des programmes de réinsertion au travail, je l'ai fait la dernière fois pour pouvoir m'acheter un piano, mais je détestais ce travail, j'en suis même tombée malade.

Vous ne voulez rien faire ?

Si. J'ai donné mon nom pour du bénévolat. Mais je ne veux pas travailler pour gagner de l'argent.

Je ne sais pas si vous vous rendez compte, mademoiselle, que vous êtes la providence des imbéciles qui dénoncent les bénéficiaires de l'aide sociale comme des paresseux et des parasites. Vous confortez tous leurs préjugés.

Je n'y peux rien, m'a-telle dit. Et elle avait l'air vraiment désolée.

N'empêche qu'elle a raison! Complètement, absolument, fondamentalement raison. Je vois à votre tête, que vous vous demandez si je suis tombé sur la mienne. Nenni. Julie a raison.

Dites-moi, ça change quoi que Julie travaille ou pas? Il n'y a aucun travail qui se fait à moitié, aucun service qui n'est pas assure, aucun poste qui n'est pas comblé parce que Julie s'obstine à ne pas travailler. On peut, aujourd'hui, fabriquer tous les biens que l'on veut, et assurer tous les services nécessaires en se passant très bien de Julie. On n'a pas besoin de Julie. Ni de vous. Ni de moi.

Si Julie vivait de l'air du temps ou des rentes de ses parents, personne n'irait lui dire hey bonne femme arrête de te pogner le cul, on a besoin de toi. On n'a absolument pas besoin d'elle. Si on exige qu'elle travaille, si la loi la force à chercher un travail, c'est seulement pour justifier l'aide sociale qu'elle reçoit. C'est pas une question d'utilité. C'est une question de morale.

Et c'est parce que le travail est une question morale qu'on aborde en puritains, qu'on se retrouve avec tous ces programmes artificiels de réinsertion au travail, de création de jobs, alors que dans réalité de l'emploi, on a besoin de moins en moins de monde. Lâchez-moi cinq minutes avec l'informatique, je vous parle des secteurs qui mobilisaient traditionnellement le plus de gens, la fonction publique, l'industrie lourde, l'automobile, la guenille, le meuble, la chaussure. Julie peut dormir toute la journée, on n'est pas à la veille de manquer de souliers.

Julie a complètement raison de ne pas vouloir travailler pour remplir une servitude. Reste que ces 400 $ qu'elle reçoit chaque mois en échange de rien, c'est très embêtant.

C'est vos impôts et les miens. Moi je m'en fiche, mais je sais que la chose fait hurler plusieurs d'entre vous. Je peux comprendre. Ces 400 $ sont notamment prélevés, par le biais des impôts, sur les revenus de travailleurs qui n'ont pas plus envie de travailler que Julie, et qui, souvent, après déductions, ne sont pas plus riches qu'elle.

Et bien mon vieux j'ai une idée. Mais c'est pas la mierme. C'est l'idée de Michel Chartrand.

si vous receviez, vous aussi, comme Julie, 400 $ tous les mois ? Si chaque individu recevait 400 $ par mois, de sa naissance à sa mort. Tout le monde serait content non.

Michel Chartrand appelle ça « le revenu de citoyenneté ».

Julie y croit. Sauf pour un truc. Dans le livre que Chartrand a écrit sur la question, il dit quelque part que « Puisqu'ils pourront cumuler le revenu de citoyenneté avec leurs revenus de travail, les plus démunis de la société seront davantage incités à travailler qu'ils ne le sont présentement ».

Julie a souligné et griffonné impatiemment dans la marge: « Toujours cette obsession du travail !»

Pour dire la vérité, elle commence à me tomber un peu sur les rognons. Sa petite voix douce. Ses grands yeux innocents. Son extrême timidité. Ses 27 ans qui ont l'air de douze ans et demi.

N'empêche qu'elle a raison.

PORTRAIT D'UN LECTEUR PAR LUI-MEME - Samedi dernier j'ai chronique sur l'incidence de la propriété intellectuelle des brevets des médicaments sur le sida en Afrique.

Je suis un fervent lecteur de votre chronique... me dit un monsieur dans ma boîte vocale, mais je sais pas, votre histoire de sidatiques en Afrique, je sais pas où vous vouliez en venir avec ça, mais pensez-y deux secondes là, ces gens-là sont pas foutus d'enfiler un condom, on n'est pas capables de les éduquer sur la propreté, on leur creuse un puits et le lendemain matin ils ont mis quelque chose dedans pour le contaminer, vous êtes bien naif M. Foglia de penser qu'on puisse faire quelque chose pour ces gens-là, ils sont dans l'adolescence de leur civilisation, nous on n'est quand même un peu plus loin, on n'est pas parfaits mais au moins on est responsables de ce qu'on fait, eux ne le sont pas encore, ils n'ont pas appris ça... bon c'est à peu près tout ce que j'avais à vous dire là-dessus, en résumé j'ai trouvé ça un peu chiant votre tentative de nous culpabiliser sur les pauvres sidatiques africains qui meurent alors qu'ils ne sont pas foutus de prendre leurs responsabilités, je vous souhaite une bonne journée.

Il m'a laissé son nom, son téléphone au travail, il est vice-président finances dans une compagnie qui fabrique des produits chimiques, il n'est jamais allé en Afrique, alors forcément il n'y a jamais creusé de puits non plus, il n'a jamais vu un Africain enfiler un condom, il dit tenir ce qu'il sait de l'Afrique des reportages dans les journaux et à la télévision et de la fondation Gérin-Lajoie, je ne lui ai pas demandé comment ni pourquoi, je lui ai juste, dit que ce qui m'ennuyait le plus dans son commentaire, c'est la première phrase : « Je suis un fervent lecteur de cette chronique ».