Le samedi 6 mai 2000


Peureux et carnassiers
Pierre Foglia, La Presse

Gaétan Lucier était en train de pisser quand il a entendu qu'on le réclamait à l'interphone: « Gaétan Lucier est demandé au bureau du directeur. »

Vous voulez me voir?

La secrétaire lui a désigné les deux policiers en civil qui l'attendaient. Gaétan Lucier a quitté l'école où il enseigne depuis 29 ans entre deux flics. Il devait prendre sa retraite dans un mois, à la fin de la présente année scolaire, après 35 ans d'une carrière exemplaire.

Cela se passait le 28 mars dernier, à Saint-Jean-sur-Richelieu à l'école primaire J.-A. Bélanger. À deux coins de rue de la maison où ma fiancée a grandi, mais ça n'a rien à voir. C'est juste pour dire comme le Québec est petit. Et parfois rampant. C'est une histoire de petits bourgeois rampants que je vous raconte aujourd'hui.

L'incident anodin qui vaut à M. Lucier cette humiliante fin de carrière est survenu le 18 février.

Mais d'abord un mot de ce vieux prof de 4e. Ce qui suit est extrait d'une lettre d'un parent, publiée dans le Canada Français: Je suis la maman de Samuel, un petit garçon de la classe de M. Lucier... ils sont très rares les profs comme lui qui, après 35 années de carrière, enseignent avec ce feu sacré qui brûle encore dans M. Lucier... D'une grande disponibilité, il stimule, soutient la motivation de ses élèves, les amène à se dépasser, à donner le meilleur d'eux-mêmes...

Indépendamment de cette lettre, 23 des parents des 25 élèves de M. Lucier ont signé une pétition demandant sa réintégration. Les élèves eux-mêmes ont fait circuler leur propre pétition. La remplaçante a confié à des parents que les enfants s'ennuyaient de M. Lucier.

Détail pertinent à cette histoire: M. Lucier est riche. Pas immensément riche, mais à l'aise. Un héritage. Et il fait des cadeaux aux enfants. Des jeux éducatifs, des logos, des livres. Des nounours. Une fois une télé. Pour la Saint-Valentin, des chocolats. Tout cela se passe en classe, au vu et au su de tous les enfants en même temps, évidemment.

M'sieur, m'sieur, est-ce qu'on peut avoir nos cadeaux maintenant ?

C'était un vendredi, pas longtemps avant la sortie, Gaétan est allé dans le couloir chercher les cadeaux qu'il avait disposés au-dessus de la case de chaque enfant. Il était debout sur un escabeau quand la petite Émilie est arrivée pour dire: « M'sieur y'a Chose et Chose qui chahutent dans la classe. » Dans cette école, un règlement très strictement observé interdit aux enfants de parler dans le couloir. « Chut », a dit M. Lucier à Émilie. Il est descendu de son escabeau, a pris. la petite par le bras et la reconduite à sa place.

« Je n'étais pas du tout fâché, se souvient le prof, c'est une petite que j'aime beaucoup, intelligente et éveillée. L'ai-je tenue trop fermement sans m'en rendre compte? Elle me montre son bras et me dit: « Vous m'avez fait une marque. » Je regarde: c'était vrai. Y'avait l'empreinte de mon pouce dans son bras. Je me suis confondu en excuses. Je me répète et j'insiste, je n'étais pas du tout fâché, même pas impatienté. »

La mère de la petite a fait une plainte à la DPJ le lendemain. Un mois et demi plus tard, la police venait arrêter M. Lucier à l'école. Un mois et demi pour vérifier un incident qui aurait dû se régler à l'interne en cinq minutes. La DPJ ? La police ? On traite Mom Boucher avec moins de sévérité.

Suspendu avec solde par la commission scolaire, M. Lucier est chez lui depuis le 29 mars. Complètement détruit. Trente-cinq ans de carrière anéantis. Toute sa vie. Il saura seulement la semaine prochaine quelles accusations seront retenues contre lui. Probablement voies de fait simples. Comme il s'est chicané publiquement une fois ou deux avec des collègues, il ne serait pas étonnant qu'on le présente aussi comme un homme irascible, voire violent.

Ce n'est pas du tout ce qu'on cherchat.

Quand on l'a arrêté, Gaétan Lucier est resté quatres heures au poste de police. Un des policiers lui a demandé s'il était homosexuel. « Tu peux le dire, c'est légal. Les lois canadiennes vous protègent à c't'heure ». Puis il a ajouté: « Si t'as touché des enfants, on va le savoir ! Des fois ça prend du temps, 10 ans, mais ça finit toujours par sortir »...

Les cadeaux. C'est les cadeaux qui ont fait flipper les flics et la DPJ. Faut être pédophile pour faire des cadeaux aux enfants. Forcément.

Par la voix de sa relationniste, la DPJ Rive-Sud m'a confirmé qu'aucune accusation à caractère sexuel ne sera déposée contre Gaétan Lucier. Mais ils vont l'accuser de quelque chose, c'est sûr, trois mois d'enquête pour rien, ça paraitrait pas bien.

C'est pas la DPJ qui m'écoeure dans cette histoire. Elle n'a fait que fouiller dans les ordures qu'on lui a mises sous le nez. C'est même pas la police. Tant qu'on n'apprendra pas aux flics à dissocier leur rôle de leur personne, ils continueront d'exprimer, avec le joyeux naturel qu'on leur connait, les préjugés de la population. Ce n'est pas non plus la mère de l'enfant. Elle a fait ce qu'elle croyait devoir faire.

Si vous voulez savoir, ce sont les pairs de Lucier qui me déçoivent dans cette histoire. Il eût suffit qu'une voix forte s'élevât de l'intérieur, une voix autorisée, le directeur de l'école par exemple, ou une pétition des profs comme celle des parents et des enfants, et tout ce serait arrêté là.

Mais les pairs se sont tus. Un silence pétrifiant. Petits bourgeois effrayés d'être éclaboussés par un scandale. Pas une seule voix sympathique. Tous muets. Tous fuyants.

il fallait attendre que la police ait terminé son enquête, m'a-t-on dit.

Come on, trois mois d'enquête pour avoir serré le bras d'une petite fille ?

C'est qu'il y a peut-être autre chose, me susurrait-on.

Quoi ?

Pas une seule voix franche. Tous susurrant. Tous rampant. Je ne peux pas me prononcer, je viens juste d'arriver dans cette école, m'a dit le directeur. Pas de commentaires, a sèchement décliné l'ancienne directrice. J'étais en congé de maladie m'a dit le directeur des ressources humaines de la commission scolaire. Même la présidente du syndicat était sur son quant-à-soi. Seul Me Sciortino, l'avocat du syndicat, a pris le risque d'une réelle compassion: « C'est le temps qui manquera. Tout ce que ce M. Lucier désire en ce moment, c'est finir sa carrière où il l'a faite pendant 35 ans, dans sa classe. Malheureusement... »

Malheureusement, paa une seule voix ne se lèvera. Tous peureux et carnassiers à la fois. Carnassiers, mais pas des lions. Oh non, pas des lions. Des hyènes. La hyène n'est pas méchante. Elle est seulement fétide. Elle pue un peu.