Le mardi 13 mai 2000


Destin tordu
Pierre Foglia, La Presse

De son vrai nom Jean-Christophe Perrin. Mais il en a aussi un faux: Daniel Thibault. Un Français. L'immigration va sûrement l'expulser. Je vous raconte aujourd'hui une singulière histoire qui ne va nulle part, l'histoire un peu surréaliste d'un type qui se fait un noeud de cravate, mais il n'a pas de cravate, alors c'est avec sa vie qu'il fait un noeud et il serre. Il serre. Couic.

Perrin-Thibault vit ici depuis 20 ans. Il habite sur le Plateau. Il travaille. En règle et tout. Son passeport canadien est authentique, délivré comme il se doit par le ministère des Affaires étrangères. Je vous résumerai ça comme ça: le passeport est vrai, le gars est faux.

Jean-Christophe Perrin vient de Saint-Cloud dans la banlieue parisienne. Classe moyenne. Il commence à rouler sa bosse très jeune, l'Inde, le Liban, Detroit aux États-Unis où il reste quelques années et le Canada où il entre par Niagara avec les touristes qui vont visiter les chutes. Il arrive à Montréal, on est en 1984. Il trouve ça bien, Montréal. Décide de rester. Il a 25 ans. Il n'a pas très envie de faire une demande officielle pour devenir immigrant. Trop compliqué, trop long. Et puis il a entendu parler d'une combine. Je vous dis tout de suite que cette combine-là ne pourrait plus marcher aujourd'hui. Mais en 1984, l'état civil du Québec s'empoussiérait encore dans les sous-sols des presbytères.

Le truc était d'aller repérer dans un cimetière la tombe d'un enfant mort très jeune, trop jeune pour avoir eu des papiers, serait-ce un bulletin scolaire.

Jean-Christophe Perrin est allé au petit cimetière du Sault-au-Récollet, boulevard Henri-Bourassa, juste à l'ouest de Papineau. Là il a repéré la tombe d'un petit garçon qui s'appelait Daniel Thibault, né le 30 octobre 1950 et mort deux ans plus tard. Jean-Christophe s'est présenté au presbytère de l'église de la Visitation voisine, bonjour je voudrais avoir un baptistaire au nom de Daniel Thibault, né le 30 octobre 1950. Si on lui avait dit qu'il n'y avait pas d'inscription à ce nom-là, il aurait fait le tour des paroisses voisines. Mais il est tombé juste du premier coup. La secrétaire a trouvé Daniel Thibault dans son grand livre, voilà monsieur, votre baptistaire (notez qu'à l'époque, les naissances étaient consignées dans un livre et les décès dans un autre).

Exit Jean-Christophe Perrin, né le 8 mars 1957 à Saint-Cloud, France. Bonjour Daniel Thibault, né le 30 octobre 1950 à Montréal, Canada. Il venait de vieillir d'un coup de sept ans, mais bon, ce n'est pas si désagréable de se faire dire qu'on a l'air beaucoup plus jeune que son âge...

Avec son baptistaire, il a pu obtenir un numéro d'assurance sociale. Puis un numéro d'assurance-maladie. Puis un passeport. Et il est allé s'inscrire à l'UQAM. Où il a obtenu, trois ans plus tard, un bac en sciences religieuses. Un vrai bac. D'ailleurs, à partir de l'épisode du cimetière tout est vrai. Trop. Vous ne devinerez jamais ce qu'il a trouvé comme travail avec son bac en sciences religieuses.

Professeur de morale!

Je vous assure. Six ans professeur de morale à la polyvalente Jean-Baptiste-Meilleur à Repentigny. Il enseignait la responsabilité, la droiture, la rigueur, l'importance d'être soi, ceci et cela à des élèves qui l'aimaient bien. Un bon prof. Intéressant. Qui se faisait écouter sans élever la voix. Très engagé socialement. Il avait réglé un important problème d'alcool chez les AA, et depuis allait presque chaque semaine donner des ateliers de soutien, à la prison de Bordeaux, pour les prisonniers alcooliques. Il avait changé d'école. Toujours professeur de morale, mais maintenant à la polyvalente Saint-Henri. Il s'apprêtait à s'y rendre ce matin-là, quand on a cogné doucement à la porte. Il était sept heures du matin. Qui ça peut bien être?

Vous avez deviné, la GRC. Lui ne s'en doutait pas. La chronique prend des raccourcis, mais il s'est quand même passé 20 ans depuis le paragraphe précédent. Daniel Thibault, 43 ans, un Montréalais du Plateau, ne se souvient presque plus de Jean-Christophe Perrin.

Ils sont entrés à huit dans l'appartement. Il avait été dénoncé. Sûrement par une petite amie larguée. Ils ont tout saisi. Son auto aussi. Jean-Christophe Perrin avait des contraventions que bien sûr Daniel Thibault n'avait pas jugé bon de payer. Avec les intérêts, 7000 $! Et 15 000 $ d'assurance-chômage à rembourser. Et l'université... Il s'est retrouvé à Bordeaux, là où il allait donner des conférences tous les lundis. Les gardiens l'ont reconnu: "Qu'est-ce tu fais là, Daniel?" On l'a casé dans l'aile "C", l'aile des Rock Machine. Quatre mois. Quatre mois pour des tickets.

Et la Charte? demande-t-il.

La Charte, la Charte, t'es mal placé pour rouspéter, mon vieux. Les gens vont dire que quatre mois de prison pour 20 ans de fraude, c'est pas trop cher payé.

Sauf que je n'ai fraudé personne.

C'est vrai aussi d'une certaine façon. Il payait ses impôts. A remboursé ses prêts-bourses. Fait du bénévolat. Et la morale à nos enfants... Jean-Christophe n'en risque pas moins un an de prison ferme et l'expulsion. Il doit subir son procès à la fin du mois.

S'il est expulsé, ce sera aux États-Unis. Pour ne pas vous mêler, je ne vous ai pas encore dit qu'il est aussi américain. Il était marié avec une Américaine à Detroit. Ils se sont séparés. Il est venu à Montréal. Après l'épisode du cimetière, il est retourné à Detroit. Il a obtenu sa citoyenneté américaine. Et c'est ici que l'histoire se mord la queue. Les Américains permettent à leurs futurs citoyens de changer de nom s'ils le désirent (le souhait étant évidemment qu'ils américanisent leur patronyme). Jean-Christophe Perrin a fait changer son nom pour... Daniel Thibault!

Son faux nom ici. Devenu officiellement le vrai aux États!

Je vous devine un peu inquiets. Vous vous demandez en ce moment si les immigrants sont tous aussi tordus, je vous rassure: non! Vous vous demandez si Foglia est mon vrai nom, vous vous dites si ça se trouve, ce con est même pas italien, il est peut-être turc et sanguinaire. Eh bien vous avez raison, je ne m'appelle pas vraiment Foglia, mais je ne suis pas turc non plus, en réalité, je viens du Saguenay comme tout le monde. Quand j'avais 20 ans et que j'étais rédacteur à la Vigie de Bagotville, et que je désespérais de devenir un jour chroniqueur dans la grande ville, j'ai eu le flash: dans ce pays, l'avenir est aux métèques. J'ai choisi Foglia. Mais j'aurais pu choisir aussi Petrowski. Allez, j'embrasse votre maman.