Le jeudi 18 mai 2000


Flagrant délit de bonté
Pierre Foglia, La Presse

Odile est correctrice d'épreuves aux Éditions du renouveau pédagogique. Son mari est prof. Deux enfants. On vient de trouver au petit dernier un cancer très rare - le cancer des reins. La nouvelle les a pétrifiés au point qu'Odile a cessé de travailler et son mari aussi. Ils veillent le petit à plein temps, le mènent à Sainte-Justine pour la chimio; ils n'ont pas, de toute façon, la tête au travail. Je suis sûr que vous entrez bien dans leurs raisons. Pas l'assurance-chômage. Pour l'assurance-chômage, que t'arrêtes de travailler pour aller en vacances à la Barbade ou parce que ton petit a le cancer, c'est la même chose: c'est un arrêt de travail volontaire et t'as pas droit aux prestations. Anyway, c'est pas un article sur la méchanceté de l'assurance-chômage. J'allais au contraire vous parler de la bonté des gens.

Les 125 employés des Éditions du renouveau pédagogique, les boss et les cadres de cette maison spécialisée dans le livre scolaire où la maman est correctrice depuis six ans, de même que les collègues du mari (cégep Ahuntsic), ont passé le chapeau. La somme ramassée est assez importante; mais, plus réconfortant encore : le civisme montré en cette occasion par les collègues des deux parents. J'emploie civisme de préférence à solidarité parce qu'on n'est pas ici dans une cause, on est dans le « vivre ensemble ». Dans l'urbanité. Dans le va-sans-dire.

Mais je le dis quand même.

Autant la charité organisée, les rassemblements caritatifs et les pognés de Noël me font chier, autant ce genre de truc me réjouit. Et même me fait pleurer. Ploc, ploc, ploc, des grosses larmes qui tombent dans ma soupe. Au fond, je suis très humain. Ah si ! Un rien m'émeut, mon vieux.

Ai-je dit un rien ? Ce n'est pas rien de surprendre l'Homme et sa fiancée en flagrant délit de bonté alors que la télé n'est même pas là pour montrer combien ils sont bons. Bons comme avant, quand c'était le Bon Dieu qui dictait notre comportement.

Le Bon Dieu n'existe pratiquement plus, comme vous le savez. Il est parti, mais le bien est resté. C'est fabuleux, non ?

Qui donc disait qu'il n'y a jamais de bonnes nouvelles dans ce journal ?

MUSTAPHA LE TERRORISTE - Il s'appelle Mustapha Madarchahi et vous vous doutez bien qu'il n'est pas chrétien. Les officiers d'immigration aussi; fins finauds comme ils sont, ils se doutent de quelque chose. Mustapha a beau être canadien comme vous et moi (comme vous surtout), il ne passe pas les douanes comme vous et moi.

Vous faites-vous fouiller chaque fois que vous revenez au pays ? Fouiller tout nu ? Photographie-t-on vos lettres, vos notes ? Vous demande-t-on les adresses des gens chez qui vous êtes allés en Europe ? Mustapha, si. Chaque fois.

Iranien d'origine, Mustapha est ici depuis sept ans. Chauffeur de taxi et agent de voyages, la cinquantaine assez prospère, célibataire. Sa compagne travaille pour une compagnie aérienne; il voyage beaucoup, pas cher. Casier judiciaire vierge. Jamais de problème avec les autorités. Sauf quand il revient au pays. Chaque fois un interrogatoire interminable. Chaque fois la fouille minutieuse de ses bagages et de sa personne. Il a fini par en prendre son parti. Un jour, un douanier le lui a confirmé en toute naïveté: « Mustapha, c'est un nom terroriste. »

Sur la petite fiche qu'on remplit dans les avions et qu'on présente à la guérite d'entrée avec le passeport, chaque fois, l'officier des douanes écrit le code qui envoie Mustapha à la fouille.

C'était une semaine avant Pâques. Mustapha arrivait du Mexique à l'aéroport de Toronto. Il avait juste une heure pour sa correspondance avec Montréal. Quand l'officier de la guérite s'est lancé dans le minutieux interrogatoire réservé aux Canadiens qui n'ont pas un prénom chrétien, Mustapha a cru accélérer les choses en demandant très poliment à l'officier de l'envoyer tout de suite à la fouille.

Pourquoi ? s'est étonné l'officier des douanes.

Parce que j'ai l'habitude, a répondu Mustapha. Ajoutant imprudemment: « Quand on est musulman, on est automatiquement soupçonné d'être un terroriste ou un trafiquant de drogue. »

Êtes-vous terroriste? a demandé l'officier.

If you want, a répondu Mustapha, impatienté par l'imbécillité de la question.

Avez-vous des explosifs dans votre sac ? a vicieusement dérivé l'officier, sachant très bien comment la conversation allait se terminer...

Mustapha est tombé dans le piège. Il en a mis. Des explosifs dans son sac? Mets-en, chose! Des bombes, des missiles intercontinentaux et plein d'autres machins effrayants.

Le douanier a répété sa question une seconde fois: Avez-vous des explosifs dans votre sac ?

Mustapha a continué sur sa lancée. il a parlé pour toutes les fois qu'il s'était tu.

Le douanier a alors déclaré à Mustapha qu'en vertu de la loi, il était en état d'arrestation.

La nuit en prison. Accusé le lendemain de méfait public. Le juge a fixé la caution 1000 $. On l'a empêché d'appeler à Montréal. C'était le Jeudi saint. Passe le congé de Pâques en prison. Le mardi, un nouveau juge a doublé la caution. Nouveaux délais. Finalement, Mustapha fera 10 jours de prison. Il affirme avoir été battu, insulté, traité de sale Québécois et d'indépendantiste. « Moi ! je ne m'étais jamais senti très québécois avant cette journée.

Procès en juillet. Mustapha risque une amende et quelques jours de prison; mais c'est comme s'il attendait dans l'aile des condamnés à mort. Il est comme un zombie. Hébété. Démoli. Il ne comprend pas. Dans son ancien pays oui, mais au Canada ?

Pourquoi, dans son rapport, l'officier d'immigration oublie-t-il de préciser qu'il a lui-même induit l'idée des explosifs ? Pourquoi présente-t-il Mustapha comme un excité, alors que tout s'est déroulé calmement comme pourraient le montrer les caméras qui ont filmé l'incident ? Sans cris. Sans que les autres voyageurs se doutent même de ce qui se passait. L'officier lui a demandé de le suivre dans une salle voisine où il lui a passé les menottes. C'est tout.

Pourquoi pas d'avocat ?

Pourquoi 10 jours en prison ?

Pourquoi des coups et des insultes ? Mustapha ne comprend pas.

Et moi non plus.

IMPORTANT - Le site que je vous ai envoyé visiter sur Internet dans ma chronique de mardi a été retiré hier matin par son auteur, sans doute effarouché par votre soudaine et nombreuse affluence. Ce n'était pas le but visé de ce petit exercice anthropologieque. Nous en reparlerons. Je voulais seulement, pour l'instant, vous avertir de ne plus le chercher: il n'est plus là. Voilà.