Le samedi 20 mai 2000


Pizza et chimie
Pierre Foglia, La Presse

Il y a quelque temps, j'ai été invité par une prof de français de l'école Marguerite-de-Lajemmerais à répondre aux questions de ses élèves sur le journalismes. Au mur du fond de sa classe, il y avait une carte géographique du Québec que je trouvais belle.

Quelques semaines après, trois jeunes filles sont venues m'apporter la dite carte à La Presse, j'en ai été très touché, on a pris un café, on a parlé de la vie, surtout de la vie à cette école un peu particulière, située rue Sherbrooke près du parc olympique, une école régulière de la CECM, mais pour filles seulement. Mes trois visiteuses m'ont dit quelles belles années elles avaient passé là, en insistant sur la qualité de l'enseignement, sur le dévouement des profs, et elles ne parlaient pas en téteuses puisqu'elles quittent l'école à la fin de l'année pour entrer au cégep: Rachel, celle des trois qui est en concentration science,, montrait pour son prof de physique et chimie la même admiration que les élèves du film Dead Poets Society pour Robin Williams. La chose arrive parfois dans la réalité avec les profs de littérature et de poésie. Avec les profs de chimie, c'est plus rare.

« Les veilles d'examen, racontait Rachel, la classe de notre prof de physique et chimie est ouverte toute la soirée aux élèves qui veulent réviser. On revoit la matière ensemble, ce que chacune ferait de toute façon à la maison mais là jusqu'à 8 ou 9 h du soir, pas payé évidemment, le prof répond à nos questions, nous fait travailler les grands thèmes, ce qui ne l'empêche pas de nous assommer le lendemain avec un examen difficile, un super prof, mais il ne fait pas de cadeau... »

Le discours était si différent de ce qu'on lit et entend ces jours-ci dans les médias sur l'éducation que je me suis fait inviter à une veillée d'examen dans la classe de Serge Guillemette, le prof de physique et chimie en question.

Je suis arrivé à l'heure de la pizza et du Pepsi. Le prof gribouillait des formules sur le tableau, s'interrompait, la craie en l'air, pour demander aux filles de lui dicter la suite, les filles répondaient la bouche pleine, déjà que je ne suis pas très doué en chimie, j'ai rien compris.

Un mardi soir vers 8 h. Il ne restait plus à l'école que le concierge. Un mardi soir de printemps, une vingtaine de jeunes filles de 16-17 ans, en train de réviser la formule des constantes d'équilibre qui, comme chacun sait, est la concentration des produits dans une réaction chimique, divisée par la conoentration des réactifs. Une école de la CECM. Dans un quartier plutôt modeste pour ne pas dire défavorisé. Un prof avec une tête de prof, 41 ans. Pas Brad Pitt.

Ambiance fébrile - l'examen du lendemaim - mais aussi l'euphorie des très prochaines vacances. Voilà pour le fond de l'air. Pour le reste, travail, travail, travail, chimie, chimie, chimie. Elles n'étaient pas la pour rigoler. Même si leur plaisir était palpable.

C'est maintenant la toute petite Trinh, montée sur un tabouret, qui scribouille des formules au tableau. Stéphanie et Marina ne sont pas d'accord avec son équation. Renata si. Le prof demande à Stéphanie ce qu'elle en pense. Vive discussion. Pourtant, je soupçonne ces jeunes filles de ne s'intéresser que très modérément aux règles des constantes d'équilibre. Elles sont portées par autre chose, par le plaisir de découvrir, de comprendre, d'apprendre. D'apprendre à apprendre.

Au plafond, une poutre court sur toute la largeur de la classe, et sur cette poutre, des graffitis laissés par les élèves de l'an dernier. « Merci de ton dévouement », Caroline. « Juste un mot pour te remercier de ta patience », Véronique. « Merci Sergio de nous avoir fait découvrir l'univers fabuleux des sciences », toute la classe.

Il faudrait traîner à une de ces soirées chimie-pizza les gourous des sciences de l'éducation, les auteurs des folichonnes réformes que l'on sait, les hauts fonctionnaires du ministère de l'Éducation au langage pompeux et aux concepts brumeux, traîner tous ces gens-là par leurs grandes oreilles d'âne dans la classe de Serge Guillemette.

Regardez bien, petits bidules ridicules de la psychopédagogie, regardez bien cet homme-là, vous ne remarquez rien ?

Notez d'abord que c'est un monsieur tout simple. Devenu sur le tard professeur de physique et de chimie après avoir tâté du nucléaire et de la météorologie. Poussé vers l'enseignement plus par la nécessité de gagner sa vie que par une grande vocation éducative.

Notez qu'il aime les sciences, mais qu'il aime par-dessus tout en parler, les raconter, les expliquer. Naturellement pédagogue. Pédagogue sans y penser. Sans théorie. Sans vision. Est-ce assez épouvantable pour vous, messieurs, je crois que cet homme-là n'a même jamais entendu parler des «fameuses compétences transversales », notion fondatrice de votre dernière réforme.

Alors, vous ne remarquez toujours rien?

Eh bien, je vais vous dire ce qui est remarquable. Cet homme tout simple n'a recours pour enseigner, à aucune de vos saloperies de trucs, aucune de vos saloperies de recettes pédagogiques.

Tout ce qu'il a pour enseigner, c'est la connaissance de sa matière. L'amour de sa matière. Et le goût de la transmettre.

Et si c'était ça, enseigner? Juste ça?

Un jour, en revenant d'une visite au Cosmodôme, l'autobus de l'école traversait un quartier du nord de la ville quand une élève a demandé au prof si l'autobus pourrait l'attendre deux secondes, elle avait une course à faire. Le prof la voit entrer dans un bar. Quand elle est remontée dans l'autobus, il n'était pas très content.

C'est quoi, ce bar-là ?

C'est le bar où je chante ce soir! Elle avait 15 ans, elle s'appelait Sandy, elle gagnait sa vie comme chanteuse country. Quelques semaines plus tard, presque par hasard, Sandy est entrée dans le local du club de science de l'école dont s'occupe aussi Serge Guillemette. Qui n'a aucune espèce de notion de pédagogie, comme je vous l'ai dit un peu plus haut. N'empêche. À la fin de son secondaire, Sandy est entrée en sciences pures à Dawson. Puis dans une école d'aéronautique. Elle est maintenant chez Pratt et Whitney.

Qui sait. Si Serge Guillemette, en accord avec la nouvelle pédagogie, avait respecter la créativité de Sandy, s'il avait favorisé son développeinent sociorelationnel, et s'il l'avait pourvue des indispensables compétences transversales, qui sait si Sandy ne serait pas devenue une grande chanteuse country ?

Ah.