Le samedi 10 juin 2000


Le truc pour dénoyauter les cerises
Pierre Foglia, La Presse

Maurice Richard est mort et le temps s'est arrêté, mon vieux. Mais ce n'est pas parce que Maurice Richard est mort. C'est parce que j'ai déménagé le même jour. Quand on déménage, on a la fausse impression d'un time out. On n'est plus ici, on n'est pas encore là, le temps retient ses heures, ce qu'il ne vous dit pas, le salaud, c'est qu'il vous les comptera comme des années. Quand j'ai fini par poser mon cul sur une boîte, dans ce qui serait désormais mon nouveau salon, j'avais exactement 108 ans. Les déménageurs venaient de partir. Quel jour on est, fiancée ?

Vendredi, je crois.

Le téléphone a sonné. Le premier appel dans notre nouvelle maison. C'était le bureau. Maurice Richard est mort. Nous ferais tu un petit papier ?

Fuck.

il y a un moment assez sublime dans un déménagement, c'est quand le camion s'ébranle pour aller à votre nouvelle adresse. Toute votre vie est là, dans ce foutu camion. Vos casseroles. Le pot plein de sous noirs. Les nounours des enfants quand ils étaient petits. Tous les livres qu'a écrits Charles Bukowski. Vos deux cravates. Un truc exprès pour dénoyauter les cerises dont vous ne vous êtes jamais servi. Trois marteaux. Des clous. Les deux télés. Un autographe de Carl Lewis. Et plein d'autres trucs accumulés pendant toute une vie. Tout ça dans le camion qui s'ébranle.

Pour quelques kilomètres, votre destinée a des roues. Combien de fois dans votre vie votre rêve de décrisser s'est-il effoiré sous le poids trivial des choses ? Eh bien, les voilà toutes dans un camion, vos choses. Pour quelques heures, vos choses ont des roues. Il n'en tiendrait qu'à vous de les faire rouler hors de leurs domestiques ornières...

J'étais devant dans l'auto, avec les minous. Ma fiancée suivait derrière dans le camion, avec les déménageurs et les choses. Le chemin le plus court pour aller à ma nouvelle maison passe par un pont couvert au toit trop bas pour le camion. Je n'y avais pas pensé. Plus avisée, ma fiancée a fait tourner le camion sur une route plus carrossable. Sauf que je ne m'en suis pas aperçu tout de suite. Je croyais le camion derrière moi. Je me retourne : merde, pu de camion. C'est idiot je sais bien, mais pendant une seconde j'ai paniqué. Je me suis senti tout nu, dépossédé. Ma fiancée ! Mes choses !

C'est l'histoire de ma vie. De la vôtre aussi, je suis sûr. L'incessante envie de tout sacrer là, tempérée - oh combien tempérée ! - par ce trivial attachement aux choses, même des choses aussi déraisonnables que des dénoyauteurs de cerises.

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C'est bien, la philosophie, mais pour vider les boîtes, ranger, poser des tablettes et fixer des stores, la patience, c'est pas mal mieux que la philosophie... Si au moins on avait eu la télé. Mais on attend encore le gars pour installer l'antenne sur le toit. Et pas le temps de lire les journaux. On a su que Maurice Richard était mort et tout de suite après, on a été coupé du monde.

Vous me dites que le commentateur sportif Rocky Brisebois est mort aussi ? Je l'ai peu connu. Il avait une voix et des irrévérences qui portaient loin. Il n'a malheureusement pas d'héritiers à la radio commerciale d'aujourd'hui ou le journalisme sportif a sombré dans la médiation sucrée et le commentaire moralisateur. Je pense en particulier au considérable connard de CKAC qui, ces jours-ci, lançait un appel au bon peuple pour qu'il investisse ses REER dans les Expos...

Parlant des Expos, ce court dialogue amusant avec un de mes trois déménageurs:
- C'est vous le joumaliste de La Presse ?
- C'est moi.
- Que croyez-vous qu'il va arriver avec les Expos, monsieur le journaliste ?
- Je ne sais pas. Ce serait plutôt à moi de vous le demander. C'est vous le déménageur, non ?
On me rapporte également que Frédéric Dard est mort. Il était l'auteur des San-Antonio. On me rapporte surtout que les plus grands le pleurent, on me dit même que Bernard Pivot en a beurré épais à la télé. Tous menteurs et démagos. Ne parlons pas de littérature. Osez seulement me dire que cet argot pour touristes, et cette façon de porter sa virilité en... bandoulière, si j'ose imiter ses mauvais calembours, était de la lecture distrayante. Comment peut-on confondre à ce point folklore et création ? Jeux de mots et invention langagière ? Veau aux hormones et littérature ? Truculence et trucs tout court ? Désolant.

Allons bon, je viens de saisir à la radio que Robert-Guy Scully a démissionné. N'ayant pas entendu le début de la nouvelle, j'ignore totalement de quoi il retourne. Quelqu'un sait-il de quoi Robert-Guy a démissionné ? Du G7, sans doute. Sans blague, un si gentil garçon, qu'a-t-il bien pu faire pour avoir à démissionner de quelque chose ? Aurait-il posé nu pour le catalogue de Gap ?

Dieu que j'ai hâte d'avoir une antenne et de recommencer à lire les journaux. Dieu que l'actualité trépidante me manque. Comme je le disais à l'instant à ma fiancée, tu comprends, je ne suis pas fait pour visser des étagères, regarde-moi dans le front mon amour, tu vois le « I » majuscule gravé dans mon front ? Tu vois ? C'est le « I » de INFORMATION.

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N'empêche que j'ai pleuré. Si, c'est vrai, De toute ma vie, je n'ai jamais habité un paysage aussi parfait que celui que je viens de quitter. J'aurais dû le quitter de toute façon un peu plus tard. Le cultivateur qui me louait cette maison de ferme la réserve naturellement pour ses enfants. Anyway. Je le remercie pour ces trois années d'absolue beauté. Le vallonnement des prairies, le petit chemin en pente douce qui menait à la maison, paysage ouvert comme une plage à la morte saison, comme une plage, mais aussi comme une page sur laquelle j'ai chronique mille fois.

Changement de décor. Me voilà dans la forêt ou presque. Les érables du bord du chemin. Un cèdre à ma fenêtre, un frêne immense comme un baobab à l'autre fenêtre. Mon nouveau bureau a l'air de s'accrocher aux branches.

Parlant du frêne immense comme un baobab, Lola-pas-de-queue, la petite chatte que nous avons trouvée l'hiver dernier la queue prise dans la glace, est montée tout en haut du frêne le premier matin de notre arrivée, et bien entendu a été incapable de redescendre toute seule. Le voisin est venu avec sa grand échelle de peintre. Quelques acrobaties plus tard, à cinquante pieds dans les airs, il allait mettre la main sur Lola-pas-de-queue quand il s'est souvenu, fort à propos, qu'il avait peur des chats !

Si le paysage est pour quelque chose dans ce qu'on écrit, je devrais vous faire, sur cet océan de vert, des chroniques vertigineuses et pleines de chats. Bref, rien pour vous dépayser.