Le samedi 17 juin 2000


Deux gouttes d'éternité
Pierre Foglia, La Presse

Je ne vais presque plus jamais au restaurant. Au Toqué une fois par année, pour les oh et les ah de ma fiancée que les facéties culinaires du chef Laprise émerveillent beaucoup. Moi j'aime pas trop. J'aime mieux quand y'a du boudin. Et des rognons. Et de la brandade de morue. Je préfère la cuisine bourgeoise au Cirque du Soleil. Tenez, si je devais adopter un restaurant, ce serait le Paris, rue Sainte-Catherine Ouest, où la brandade de morue est la même depuis 44 ans.

Mais j'allais plutôt vous parler du Latini et de M. Moreno DeMarchi, l'un des copropriétaires. M. Moreno me téléphone l'autre jour. Hé signore Follia, avez-vous lu l'histoire de ces soldats canadiens qui sont poursuivis parce que, tous les matins, ils mettaient dou cirage à chaussure et de l'antigel dans le café de leur adjudant, et à la fin, l'adjudant il est tombé malade ? On a un problème ici, non ? Comment peut-on boire dou café avec dou cirage dédans et né pas s'en apercevoir ?

Je voyais très bien où s'en allait piquer le zanzara (le moustique). M. Moreno vient de Padoue dans la plaine du Pô, la ville des moustiques. Chaque fois que je suis passé par Padoue, j'ai dû y chasser le moustique à la serviette mouillée et m'enfuir sans prendre le temps d'aller saluer saint Antoine à son tombeau. Anyway. Pour Moreno, nous sommes tous en train de devenir des adjudants de l'armée canadienne: on met de la merde dans notre café, dans notre pain, dans notre vin, dans nos viandes, dans notre huile d'olive, dans nos pâtes alimentaires, et miam-miam, on avale tout ça comme des cons en trouvant ça bon. Le goût se perd. Que dis-je. Le goût est perdu.

Qui, aujourd'hui, apprend le goût aux enfants, mésieur Follia ? Pas les parents. Même en Italie, ils n'ont plou lé temps de faire à manger. Le goût c'est d'abord du temps. C'est le temps qui donne aux choses leur saveur. La différence entre des bonnes pâtes et des moins bonnes ? Le temps qu'on les laisse sécher. Séchées trop rapidement, elles ne s'exprimeront pas à la cuisson, mais qui sait encore que les pâtes ont des pores par lesquels elles s'expriment ?

Attends un peu Moreno, si le goût c'est du temps, et que le temps , est de l'argent, alors le goût aussi c'est de l'argent. Un peu chiant comme idée, non ?

Ma c'est pas vrai, mésieur Follia. L'argent ne donne pas lé désir. Pour goûter, il faut désirer. L'argent donne seulement lé plaisir dé la consommation. C'est pas pareil. Tout. Tout de suite. Quand on a l'argent, on n'attend pas. On achète.

Il a demandé au cuisinier de lui apporter la bouteille de vinaigre balsamique. Le mien, a-t-il précisé. Le cuisinier a apporté une petite fiole finement travaillée qui, pleine, ne doit pas contenir plus d'un verre et demi de vinaigre.

Signore Follia, cette petite bouteille de vinaigre balsamique vaut à peu près 250$. Cher ? Goûtez s'il vous plaît.

Il en a renversé une larme sur la table de mica. J'ai touillé avec mon doigt. Goûté. C'était comme un porto légèrement acidulé. Disons que si le bonheur est un os, ce truc-là, c'est la moelle du bonheur. Mais 250$, Moreno, c'est déraisonnablement prohibitif même pour de la moelle de bonheur...

Oubliez lé prix, mésieur Foglia. Laissez-moi continuer. Si je mets cette petite bonteille sur la table dou client et qué zé l'explique comment le vinaigre balsamique il est fait à partir de cépages sélectionnés et comment il a vieilli pendant douze années dans des fûts de bois, le client il comprend que cé oune prodouit dé louxe. Ma il comprend pas qué c'est l'essence de quelque chose de précieux, le suc, la substance dé la vie. Qué cé fait pour être savouré. Pas pour s'en mettre jousqué-là. Pas pour s'en verser dans l'assiette à plein goulot, comme une putain qui sé renverse la moitié de la bouteille de parfum entre les seins pour aller à une réception. Si je dis au client oh oh oh ça vaut 250 $ la bouteille de ce machin-là, il va me répondre Moreno, c'est pas grave, on va payer.

Ça, c'est le goût que tu peux acheter avec l'argent.

Ma cette bouteille-là, signore Follia, zé la mets pas sur la table des clients. C'est ma bouteille à moi. Zé l'enferme à clé dans oune petite armoire Zé pas peur qu'on mé la vole. Ma quand tu fermes à clé quelqué sose, ça dévient plus précieux encore, comme une trésor. Et de temps en temps, quand zé souis triste qué le goût il est mort, quand zé souis triste qué les gens y boivent du café et qu'ils né s'aperçoivent pas qu'il y a du cirage dedans, ou le contraire, une client qu'il a commandé une bouteille de vin toscan très rare et très cher, mais qu'il est déjà un peu soule et que je sais bien qu'il ne fera pas la différence avec un chianti ordinaire, alors zé prends la clé de l'armoire, zé rétire ma petite fiole de vinaigre balsamique, zé m'en verse trois ou quatre gouttes sur un morceau dé parmesan, ou mieux, zé prends oune framboise des champs, et dans lé trou de la framboise zé verse deux gouttes de vinaigre balsamique.

Et zé ferme les yeux.

Lé goût c'est tout ça, signore Foglia.

Une tradition dé mille ans.

Douze ans dans un fût de bois.

Et deux gouttes d'éternité.

LES NEWFIES - Le lecteur qui me rapporte l'incident que je vous raconte maintenant - merci M. Sébastien Boisvert - précise qu'il se serait produit au large de Terre-Neuve. Je n'ai trouvé personne pour confirmer ou infirmer la chose hier au département de la Sécurité maritime de Transports Canada. En fait, je me suis fait traiter de cinglé. Franchement ? Je doute fortement de sa véracité. Mais bon, il est des histoires si justes qu'elles n'ont pas besoin d'être absolument vraies...

Il s'agirait de la transcription d'une communication radio entre un bateau de la US Navy et les autorités canadiennes...

Les Américains : Veuillez vous dérouter de 15 degrés nord pour éviter une collision. À vous.

Canadiens : Veuillez plutôt vous dérouter de 15 degrés sud pour éviter une collision. À vous.

Américains : Ici le capitaine du navire des forces navales américaines. Je répète : Veuillez modifier votre course. À, vous.

Canadiens : Impossible.

Américains haussant le ton: ICI LE PORTE-AVIONS USS LINCOLN DE LA FLOTTE NAVALE DES ÉTATS-UNIS D'AMÉRIQUE. NOUS SOMMES ACCOMPAGNÉS DE TROIS DESTROYERS ET AUTRES NAVIRES D'ESCORTE. JE VOUS DEMANDE DE DÉVIER DE VOTRE ROUTE DE 15 DEGRÉS NORD. DES MESURES CONTRAIGNANTES POURRAIENT ÊTRE PRISES POUR ASSURER LA SÉCURITÉ DE NOTRE FLOTTE. À vous.

Canadiens : Ici, c'est un phare. À vous.

Américains : ...