Le samedi 8 juillet 2000


Les dauphins ne jouent pas au bowling
Pierre Foglia, La Presse

AUSTIN (Texas) - Avec cette extrême lenteur des sprinters qui font tout paresseusement, Bruny Surin jogge au ralenti sur la piste du Memorial Stadium de l'Université du Texas. Nous sommes à Austin, capitale du Texas. Plein midi. 102 à l'ombre, mais il n'y a pas d'ombre. Le stade, désert, est une marmite oubliée sur le feu. Bruny a gardé son survêtement. T'as peur de prendre froid, Bruny?

L'idée c'est de suer, mon vieux.

Eh bien c'est très réussi comme idée. J'ai suivi Bruny Surin jusqu'ici pour tirer son portrait. Mais pas aujourd'hui. Aujourd'hui, je vous parle du Texas, d'Austin, d'une lettre que madame Rimbaud écrivait à son fils Arthur, d'une jeune femme de Sainte-Émélie-de-l'Énergie, athlète elle aussi qui m'a fait visiter Austin hier soir, et là tout de suite, je vous parle du drôle de petit bonhomme à moustache qui vient d'arriver sur la piste du Memorial Stadium et que Bruny me présente en blaguant, mais pas tant que ça: « Je te présente Dan, mon gourou ! »

Dan Pfaff, l'entraîneur de Bruny. Mais aussi entraîneur de Donovan Bailey. De Boswell, le sauteur en hauteur. Dans le milieu de l'athlétisme, un nom qui impose le plus grand respect. Un nom qui ne traîne aucune casserole, aucune rumeur. En 1993, au bord d'une piste d'entraînement, Pfaff lance à Donovan Bailey, à cette époque obscur membre du relais canadien : « Si t'arrêtais de faire l'imbécile et si tu venais t'entraîner avec moi, je ferais de toi un champion du monde. » Bailey est devenu champion du monde, champion olympique, et recordman du monde.

Après sa déconvenue d'Atlanta, Surin se tourne lui aussi vers Pfaff. Et grâce à lui, le 22 août dernier à Séville, Bruny devient vice-champion du monde et du même coup, le deuxième homme le plus rapide de tous les temps.

Je m'étais fait tout un cinéma de ce Pfaff, mais d'abord de son université, ville de 50 000 étudiants, immensément riche. Propriétaire de champs pétrolifères, l'Université du Texas est milliardaire. Et de grande tradition sporrive. Ses équipes de football et de basket se déplacent en jet privé et je m'imaginais Pfaff régnant sur une sorte de centre spatial sportif, des labos, des souffleries, des aides en blouse blanche. Dieu que j'étais loin de la réalité. Pfaff est un petit prof d'éducation physique, futé et rigolard. Pas de labo. Même pas de chrono autour du cou. Pfaff bricole des champions du monde au noir, entre deux cours, dans le couloir qui mène à son bureau. Ses boss bougonnent: « C'est pas pour ça qu'on te paie. » La presse le talonne: « Tu entraines des Canadiens qui plantent les Américains. » Il n'a pas de secret. Pas de recette magique. Tout ce qu'il a, c'est un doctorat en biomécanique (quand même!) et du nez. Juste à te regarder marcher, Pfaff sait comment tu cours.

Jusqu'à il y a deux semaines, Bruny était en Europe sur le circuit des Grand Prix d'athlétisme, ça allait moyen, des chronos moyens, des petits bobos, il a appelé Pfaff: Dan, je peux venir? Les sprinters sont des mécaniques extrêmement fragiles. Bruny avait besoin d'une mise au point.

Je me sens comme le mécanicien de Jacques Villeneuve, dit Pfaff en rigolant. Bruny aimerait mieux qu'il se sente comme le mécano de Schumacher.



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T'en as encore pour combien de temps avec Bruny, aujourd'hui?

Deux heures, m'a dit Pfaff.

T'as pas une idée où je pourrais aller sur le campus, un truc où il y a de l'ombre?

La bibliothèque.

Vous devriez consulter notre collection de manuscrits et d'originaux de la littérature française du XIXe, m'a conseillé le monsieur qui gardait l'entrée de la bibliothèque... invraisemblable trésor, 250 000 manuscrits et autographes, la deuxième collection du monde de poésie et de littérature française du XIXe en plein milieu du Texas! J'ai consulté la liste qu'on me tendait et commandé un Rimbaud comme on commanderait un cappuccino. Pas trop de mousse s'il vous plaît.

I'm sorry?

Je plaisantais.

On m'a apporté un dossier. Dedans, une lettre de Mme Rimbaud à son fils Arthur, «Je t'envoie 35 francs, je regrette de ne pouvoir plus... » L'encre trop pâlie ne permet pas de lire la suite, on reprend plus loin pour apprendre que « les pommiers ont fleuri d'un coup », puis l'encre s'évanouit encore et revient pour des effusions finales sans intérêt. J'ai rapporté le dossier, un peu trop vite sans doute, montrant par la mon inculture. Le monsieur m'a toisé de biais: « Vous désirez autre chose? »

Une bière, mon prince.

I'm sorry?

Je plaisantais encore. Je plaisante beaucoup. C'est culturel. Là d'où je viens nous n'avons pas de collection de poésie et de littérature, mais nous avons un très prestigieux festival de l'humour qui déteint un peu sur tous les citoyens.

J'ai passé la soirée avec Ariane, une jeune femme de Saint-Émélie-de-l'Énergie. Il se trouve que son père est plus ou moins mon ami, enfin bref... Ariane étudie à l'Université du Texas depuis trois ans et demi. Elle étudie en biologie. Mais c'est pas pour ça qu'elle est là. C'est pour nager. Elle a obtenu une bourse comme nageuse. Elle nage quatre heures par jour, plus le jogging, plus la musculation... Elle défend les couleurs de UT dans les grandes compétitions interuniversitaires. Elle espérait bien représenter le Canada à Sydney, sauf qu'elle s'est plantée aux essais olympiques qui se sont tenus à Montréal récemment. Il lui reste une toute petite chance de se qualifier lors des nationaux à Winnipeg, début août, mais vraiment une toute petite.

Elle était dans cet esprit-là hier soir. Contente de me montrer sa ville d'adoption, de parler français. Contente sur le dessus. Mais sur le fond, en marmelade. Comme un renversé aux fraises. Vingt-trois ans. Elle nage depuis toujours. Quatre heures par jour. Et voilà que c'est la fin. C'est comme si vous retiriez un dauphin de l'eau et que vous lui disiez allez viens on va aller jouer au bowling, tu vas voir c'est le fun le bowling.

Ils se construisent dans l'effort depuis qu'ils sont tout petits. Ils quadrillent leur semaine, leurs années de programmes d'entraînenement. Ils se conditionnent à la pression des grands rendez-vous. Et puis on leur dit: allez, allez, c'est pas grave de ne pas aller à Sydney. Il y a tant d'autres choses à faire dans la vie.

Ariane avait l'air de cela hier soir: d'un dauphin qui s'en va jouer au bowling en essayant de se faire accroire que ça va être le fun.

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Note du webmestre: Ariane est la fille de Michel Blanchard.