Le samedi 15 juillet 2000


Bruny Surin, le prince noir
Pierre Foglia, La Presse

AUSTIN, Texas - Ce sera le 23 septembre prochain. Ce sera un samedi. Il sera 2Oh2O, heure de Sydney. À Montréal, ce sera l'aube.

Encore quelques secondes et les 100 000 spectateurs du Stadium Australia se dresseront dans un seul cri. Encore quelques secondes et huit princes noirs vont jaillir de leur starting-block.

Je me suis toujours demandé pourquoi le 100 mètres était l'épreuve phare des jeux olympiques. Dix secondes et c'est fini. Il ne faut pas aimer tant que cela le sport pour se contenter d'un si fulgurant résumé.

Je plaisante. je sais bien ce que les gens aiment dans le 100 mètres. Ils aiment que ce soit la seule épreuve qui consacre un dieu. Dans un cri de dix secondes, le stade accouche d'un dieu.

Encore quelques secondes et huit princes noirs vont jaillir dans une explosion brutale. Il y aura un Québécois parmi eux. Bruny Surin.

Il sera là pour effacer un mauvais souvenir. On ne donnait pas cher de sa carrière après le désastre d'Atlanta (éliminé en demi-finale). Il s'est accroché pourtant. Il a travaillé sa technique. Il a rebondi, et comment qu'il a rebondi! Avec l'aide de son nouveau coach Dan Pfaff, il vient de connaître sa plus belle saison à l'âge de 32 ans. Cinq fois sous les dix secondes en 99. Vice-champion du monde à Séville derrière Maurice Greene.

9,84!

Je partage avec Bruny une admiration inconditionnelle pour Carl Lewis. Pour nous le plus grand athlète de ce siècle. Eh bien même Carl Lewis n'a jamais couru en 9,84 (9,86 son meilleur temps).

Je viens d'aller passer quatre jours à Austin, où Bruny Surin s'entraîne à l'Universîté du Texas. J'en ai rapporté cette entrevue un peu longue, alors je l'ai découpée en petits moments...

ROME, 1987
Bruny Surin participe à ses premiers championnats du monde. À l'époque il sautait en longueur. « J'étais ti-cul, confie-t-il au journal l'équipe, dans une récente entrevue. Je sautais en même temps que Carl Lewis, mon idole. J'étais très intimidé, pas concentré du tout. Je me suis fait sortir en qualifications, après seulement trois essais. Un journaliste de Montréal m'a traité de touriste. »

Ben oui, c'était moi le journaliste.

MONTRÉAL, JUIN 2000
Courriel de Bianelle Surin en réponse à ma demande d'entrevue: « Bruny ne sera pas seul à Austin. Nous partons toute la famille. Pendant que Bruny va suer comme un malade, je ferai le tour de la ville avec les deux petites qui, entre vous et moi, préféreraient aller à la mer. Elles devront se contenter de la piscine de l'hôtel. Apportez votre maillot de bain. »
J'en ai pas de maillot de bain. je ne suis pas un touriste, moi.

CINCINNATI, L'AÉROPORT
Nous attendons notre correspondance pour Austin. Bruny zigone sur son cellulaire. Katherine est allée faire un tour avec sa maman. Je suis en grande conversation avec Kimberley, cinq ans et demi.
- Dis donc, Kimberley, qu'est-ce qu'il fait ton papa dans la vie?
- Y travaille.
- Ben non, y travaille pas. Y court.
- Si, y travaille.
- Bon, si tu veux.
Katherine, 4 ans, Kimberley 5 ans et demi, noir foncé. Deux petites truites charbonnières (la truite charbonnière vit dans les ruisseaux où, au lieu de pierres, il y a du charbon). Elles ne savent pas que leur papa court très vite. Elles ne savent pas qu'il est le deuxième homme le plus rapide de tous les temps. Elles s'en fichent, je crois. Un papa c'est pas fait pour courir. C'est fait pour jouer au loup. Pis quand il te rattrape, il te mord dans le cou comme si il allait te manger. Pis tu cries très très fort.

Papa Bruny est le meilleur loup de tous les temps.

AUSTIN, TEXAS, LE MÊME JOUR
La réception de l'hôtel Wellesley. Les Surin viennent de s'enregistrer. Tout en remplissant ma fiche, je demande à l'employé de la réception s'il les connaît: « Non. Lui vient souvent ici, maisje ne sais pas c'est qui. »

Ce printemps, un journaliste de l'Équipe (Jean-Philippe Leclaire) a fait le voyage de Paris à Austin pour rencontrer Bruny. Question (off the record) du collègue parisien: « Pourquoi Surin habite-t-il dans un trou pareil ? »

Le Wellesley n'est pas luxueux, un peu drabe, mais c'est pas un trou. Correct et pratique. A cinq minutes du stade de l'Université du Texas où s'entraîne Bruny. Ce que voulait dire mon collègue, c'est qu'on ne verrait jamais en cet endroit les autres grandes stars du sprint, les Maurice Greene et Ato Boldon, encore moins Donovan Bailey. Si pour quelque raison, Bailey était contraint de descendre au Wellesley, tout l'hôtel le saurait aussitôt, et gare à qui ne s'agenouillerait point au passage de sa majesté. Bruny, ça fait deux ans et demi qu'il vient ici, personne ne le connaît.

Je ne pourrais pas vous faire un meilleur portrait.

CAP-HAÏTIEN, 1967
Naissance de Bruny dans une famille assez stricte. Parents protestant un peu charismatiques. Trois soeurs. Ses parents n'ont jamais très bien compris ce que faisait Bruny. Tu cours encore? C'est quand tu vas être sérieux? Lors d'un championnat canadien à Claude-Robillard une dispute entre Bruny et Ben Johnson avait fait la une des journaux. Coup de téléphone affolé de maman Surin: « Si c'est pour faire des chicanes, laisse-le gagner, t'as compris, laisse-le gagner ! »

Bruny est arrivé à Montréal à l'âge de sept ans. Il a 33 ans. Il est Québécois, je veux dire, rien d'autre que Québécois. Il est Noir aussi. On n'a pas parlé de racisme. Mais on a parlé des innocents. Le genre qui l'aborde à Mont-Tremblant: « Je ne vous imaginais pas à skis, M. Surin. Vous devez avoir froid dans la neige ! »... De fait, Bruny déteste le froid. Mais c'est pas parce qu'il est nègre. C'est parce qu'il est Québécois.

« Je suis rejeté des deux côtés. Les Haîtiens ne me pardonnent pas de ne pas me réclamer de Haïti. Faudrait-il que je mente? je ne me sens pas Haïtien. Ma culture est d'ici. Mais je suis Noir, aussi. Et ce n'est pas simple tous les jours. Mais on ne parlera pas de racisme, mes commanditaires n'aiment pas cela... »

Je me suis un peu excité. C'est chiant grave si les commanditaires imposent leur discours et leurs valeurs à travers les athlètes qu'ils sponsorisent, tu trouves pas, Bruny? Il a écarté les bras dans un geste d'impuissance: c'est, eux qui paient.

À BORD DU VOL DELTA 5952, DORVAL-CINCINNATI
Soudain le rire de Bianelle. Mais je ne suis pas sûr. Rit-elle? S'étouffe-t-elle? Elle lit une chronique de Marie-Josée Turcotte de Radio-Canada qui, soulignant la disparité de fortune des athlètes, relève que certains crèvent littéralement de faim, alors que d'autres, « comme Surin », je cite: « sont plusieurs fois millionnaires ».

Plusieurs fois ? Vraiment ?

Plusieurs fois c'est beaucoup quand même, dit Bianelle. Mais elle ne nie pas.

MONTRÉAL, 1991
Bruny épouse une grande chose au port de reine, d'origine haïtienne comme lui, sportive comme lui (handball), caissière à la Banque Nationale où elle est bientôt nommée directrice du service du personnel: Bianelle.

Bianelle la grande ordonnatrice de la carrière de Bruny. Faut passer par elle pour arriver à lui, certains s'en agacent, moi ce serait plutôt le contraire, cette jeune femme élevée chez les soeurs qui aime les choses en ordre, les tenues executive-woman et qui, par-dessus tout aime parler, parler, et parler, c'est quand même une bénédiction, non? On écrirait quoi si elle n'était pas là? Il est gentil Bruny, et pas con du tout, mais bon, le 100 mètres quand on a parlé cinq minutes, c'est déjà beaucoup pour un truc qui ne dure pas dix secondes...

ATLANTA 1996
La tuile. Bruny vient d'être sorti en demi-finale.

« J'étais détruite, se rappelle Blanelle. Je me suis précipitée dans la zone mixte où j'ai rejoint Bruny qui m'a serrée contre lui. Je pleurais, je pleurais. Un de vos collègues du Journal de Montréal m'avait mis son enregistreuse sous le nez et me criait: « Où ça fait mal Bianelle, hein ? Où ça fait mal ? » J'ai pleuré sans arrêt pendant deux jours. Au bout de deux jours, Bruny m'a prise dans ses bras: Allez c'est fini. Notre vie continue.

« Je l'ai trouvé super fort mon amoureux. »

Ont suivi deux années difficiles. Le coup classique, les contrats qui se font rares, les « amis » qui s'éloignent. Bonjour la réalité. Dans les grands prix, Bruny était assigné aux couloirs un ou huit, des voies d'évitement plus que des couloirs. Avec les couloirs un ou huit viennent les chambres à partager...

SÉVILLE, 22 AOÛT 99
Finale du 100 mètres des Championnats du monde. Franchement, on n'en attend pas grand-chose. Bailey blessé. Boldon, blessé. Maurice Greene est un peu trop tout seul dans cette course-là, croient les experts. Surin leur apportera un démenti cinglant. L'Américain devra s'arracher, et même effleurer d'un centième son tout récent record du monde (9,80) pour devancer Bruny d'un poil. Quatre poils. 9,84.

AUSTIN, LE PARC ZILKER, SAMEDI DERNIER
Les deux petites jouent sur les manèges. Blanelle raconte: « On a changé de planète après Séville. Bruny avait déjà couru en 9,89, ça n'avait presque rien changé. Mais là attention. 9,84. Oh là là. Les limousines à l'aéroport. Les suites dans les hôtels. Bruny était excité comme un gamin. Il m'appelait avec son cellulaire. »

- Devine où je suis, là ?

« Il était dans une limousine en route pour l'hôtel. Il me rappelait vingt minutes après, de sa chambre: « Tu devrais voir le palace ! » Après Séville, Nike a renégocié à la hausse le contrat de Bruny et l'a princièrement reçu, quatre jours durant, à la maison mère en Oregon, près de Portland.

Des chiffres ?

Bianelle se retient. C'est embêtant les chiffres. Démesurés, ils sont sulfureux, indécents. D'un autre côté, dans un pays où l'on n'entend rien à l'athlétisme, c'est l'argent qui donne la mesure de l'athlète. « Au Québec, je passe encore pour un "amateur", dit Bruny, légèrement frustré, mais si je donnais des chiffres, on calculerait aussitôt que je gagne, en moins de 10 secondes, à peu près une fois et demie le salaire annuel du Canadien moyen. Et ce serait mal perçu. » ( Maurice Greene qui n'a pas la discrétion de Bruny se vante de recevoir 60 000 $ par meeting et d'avoir déjà demandé et obtenu 100 000$ à Helsinski notamment )

AUSTIN, LE CAMPUS DE L'UNIVERSITÉ DU TEXAS
Bruny est allongé sur un banc dans le couloir qui mène au vestiaire. Dan Pfaff, son entraîneur, le masse aux ischio-jambiers.
- Tu prends de la créatine ? demande le coach.
- Non, répond. Bruny.
- Qu'est-ce tu prends ?
- De la glutamine le matin.
- Combien ?
- Je ne sais pas, une cuillère.

(Note : La glutamine est un acide aminé très commun. La créatine n'est pas une substance interdite aux Jeux même si elle est considérée comme de la dope dans certains pays, notamment en France. Bruny en a déjà pris. Il n'en prend plus depuis 1995.)

Qu'importe, Bruny n'échappe pas bien entendu à la suspicion généralisée. Son torse, ses cuisses, son fessier, Impressionnants de puissance, bodybuildés (comme disent les Français) font mémérer les nonos. Profil de dopé, décrètent-ils. Cela fâche Bruny et le blesse, mais il n'y peut rien. « Tu m'imagines drogué ? Tu trouves que j'ai le même profil que Ben? T'as vu mes yeux ? Sont jaunes ? Tu me crois capable de me présenter dopé devant Bianelle ? Devant les petites ?

« Peut-être que je suis un peu naïf, mais je ne crois pas non plus que mes rivaux soient dopés. Ni Maurice (Greene). Ni Bailey. »

- Attends Bruny, attends. Il se passe quand même des trucs bizarres. Il y a seulement deux ans, descendre sous les dix secondes était encore un exploit. Aujourd'hui un chrono qui ne commence pas par un 9, c'est quasiment de la merde. Comment t'expliques-tu que les chronos sont devenus fous ?

- J'explique ça par l'évolution de l'entraînement. Moi, par exemple, ce n'est pas un hasard si j'ai couru cinq fois sous les dix secondes la saison dernière.

- C'est quoi ?
- C'est Dan Pfaff.

Bruny est persuadé qu'il doit son 9,84 de Séville à son petit coach de l'Université du Texas. Il le croit tellement qu'il lui a laissé toute sa bourse de Séville (30 000 $)... « C'est lui qui m'a appris à me relâcher aux 60 mètres. Ce n'est pas évident comme technique. Presque contre-nature. Se relâcher sans ralentir, je veux dire. Pfaff m'a appris à embrayer en douceur, sans me crisper. Pfaff m'a montré la fluidité. Comme il l'a montrée à Donovan avant moi. »

AUSTIN, LE SURLENDEMAIN DE NOTRE ARRIVÉE
Bianelle, dans l'auto qui nous mène au parc: « T'as vu comme il est bien, mon amoureux... Il est rentré d'Europe un peu préoccupé. Deux entraînements avec Dan, et le voilà avec un mental en acier. Au souper hier soir, il m'a dit avec son économie de mots habituelle : "Je me sens bien". Il ne dit jamais ça. Il y a toujours un petit truc qui cloche. Là je le sens au top. Quand il repart d'ici, c'est un guerrier. »

SYDNEY, SAMEDI 23 SEPTEMBRE PROCHAIN
20 h 20, heure de Sydney. Dans quelques secondes, huit princes noirs vont jaillir de leur starting-block.
Allez, on joue aux devinettes, Bruny. Qui seront les huit de la finale olympique de l'an 2000 ?

- D'abord les trois Américains, a répondu Bruny sans hésiter. Maurice Greene, Tim Montgomery et Brian Lewis. Puis Donovan Bailey et moi. Ato Boldon, a-t-il ajouté avec regret ( Bruny déteste le Trinidadien ). Le Nigérian Francis Obikwelu qui fait si bien depuis le début de l'année. Et probablement l'Anglais Jason Gardener...

- Donne-moi le temps du vainqueur...
- 9,93. Ce n'est pas une piste très ra-
pide. - Bon et maintenant, le nom du vainqueur ?
Bruny m'a répondu par un large sonrire.
SON C.V.
ÂGE: 33 ans depuis mercredi (12 juillet)
MENSURATIONS: 6 pieds, 200 livres lundi dernier ( 5 livre de trop !)
DOMICILE: Rosemère
IMPERFECTION: La jambe droite plus courte que l'autre.
SA VOITURE: Une BMW 528
SON GRAND CHUM SUR LA PISTE: Le Zambien Samule Matete, médaille d'argent du 400 haies à Atlanta
IL AIME VRAIMENT PAS: Ato Boldon (et pas tellement Donovan Bailey non plus!)
SON JOURNAL: L'Équipe
SES COMMANDITAIRES: Vidéotron, le principal. Plus qu'un commanditaire. Un mécène au début. Claude Chagnon (ancien coureur de 1500) a été le premier à croire en Bruny. Sont devenus très amis.
LES AUTRES COMMANDITAIRES: Nike, Proctor and Gamble, Fido (une chance, Fido! Bruny utilise son cellulaire 209 000 fois par jour).
LES MEMBRES DE SA PME: Ray Flynn, son agent qui vit au Tennessee. Flynn négocie ses contrats, ses engagements sur le circuit. Thimothée Phelan, le représentant de Nike qui lui est spécialement dévoué. L'avocat Claude Boulay. Bianelle, sa femme.
SON RÊVE: Une course parfaite (un chrono sous les 9,8)