Le samedi 19 août 2000


Maryse Turcotte, la fille du palmier glacé
Pierre Foglia, La Presse

Quand il a été question de ces portraits olympiens pour le cahier des Sports, ç'a été ma seule exigence: je veux faire Maryse Turcotte. C'est sûr, la gentillesse de Surin. C'est sûr, l'acier trempé de Caroline Brunet. C'est sûr, la fausse fragilité de Geneviève Jeanson. Mais Maryse Turcotte, ah!

Je ne l'avais jamais vue avant l'été dernier, à la télé, quand elle a été interviewée par l'autre Turcotte, Marie-José. Elle venait de gagner la médaille d'or aux Jeux panam. Mon ami Bob était chez nous, il a dit: « Oui monsieur, ça fait du bien ». On s'est compris. Pensez, cent ans qu'on est là-dedans. On en a vu des millions, des athlètes.

Des petits, des gros, des ordinaires, des putes, des nonos, des complètement faux dans des disciplines de Mickey Mouse, des têtes plus grosses que le chapeau, et des pires encore: des joueurs de baseball et des chauffeurs de Formule un. Alors pensez, quand on en voit un beau, un vrai, on sait.

Je ne vous ai pas encore dit, Maryse Turcotte est haltérophile. Elle lève, à bout-de bras, des charges que vous et moi ensemble on ne décollerait pas du plancher. Elle-a été la première Nord-Américaine à lever deux fois son poids. 265 livres. Elle amène d'abord la barre à ses épaules, temps d'arrêt, petite stepette pour se donner du swing, et hop - le mouvement s'appelle un jeté, mais elle ne jette rien évidemment - hop elle envoie les 265 livres au-dessus de sa tête et les tient là. Elle chambranle un peu. Elle grimace comme si elle était en train d'accoucher de triplés et qu'elle essayait d'expulser les trois en même temps. 265 livres, deux fois son poids. Le mur du son pour un haltérophile, très peu, filles ou garçons, réussissent l'exploit. 265 livres et c'est là qu'on remarque ses bras: des bras pour faire du vélo, du tricot, pour jouer du piano, pas pour lever 265 livres au-dessus de sa tête et les tenir là. On se dit qu'il doit y avoir un truc.

Il n'y a pas de truc. Il y a un sport. Une technique. Des années d'entrainement. De la vitesse autant que de la force. Ce qui nous semble être un mouvement tout simple est découpé à l'entraînement en plus de 40 segments, chacun répété des millions de fois, deux fois par jour, tous les jours, l'année durant. Une semaine d'arrêt fait reculer la progression d'un mois.

Un mois d'arrêt pour une petite blessure: trois mois de retard. Maryse Turcotte n'a pas pris de vacances depuis deux ans. Non elle n'a pas de bras, mais vous devriez y voir le dos. Et le sourire.

Une queue de cheval. Pas de maquillage. Une manière de dire l'essentiel sans fla-fla. Et même de ne rien dire du tout en laissant son sourire parler pour elle. Dieu qu'on est loin des moues boudeuses de Anna Chose. Dieu que ça repose. The girl next door. Le genre qu'on croise au dépanneur, où elle vient de s'acheter deux pots de crème glacée. Qu'est ce qu'elle bouffe comme desserts! Deux ou trois par repas. Ça dérange pas?

« Au contraire, faut que je mange, je suis un peu juste pour ma catégorie (58 kilos). »

As-tu hâte? Sydney, je veux dire. Vas-tu en rapporter une médaille d'or?

Holà! Pour que je gagne la médaille d'or à Sydney, il faudrait que la Chinoise rate son avion, que la Taïwanaise se casse le coude, et que la Coréenne attrape la picote. Si elles sont toutes là, quatrième c'est le mieux que je puisse espérer Mais je peux aussi bien finir dixième.

Maryse vit à Brossard avec son chum Pierre Bergeron qui est aussi son entraîneur. Leur condo est à deux pas de l'école Antoine-Brossard, elle n'a qu'à traverser la rue pour aller s'entraîner au gymnase de l'école.

Maryse est athlète comme elle serait femme au foyer. Il y a quelque chose de domestique dans sa régularité, dans sa discrétion. Championne du monde universitaire, 4ième au championnat du monde en 98, elle lève des cent kilos au-dessus de sa tête comme elle passerait le plumeau, je ne veux pas dire avec la même facilité, je veux dire avec la même familiarité.

Maryse étonne pour la mauvaise raison. Il est vrai que l'haltérophilie n'est pratiquée par les filles que depuis une dizaine d'années, et qu'à Sydney elles lèveront pour la première fois aux Olympiques. Alors les gogos n'ont pas fini de s'ébaudir: « hey as-tu vu là fille, c'est pas croyable ! ». Incroyable sans doute, mais pas parce que c'est une fille, et pas parce que c'est de l'haltérophilie. Ce qui singularise Maryse, ce qui en fait une des dernières de sa race, c'est ce côté domestique que j'évoquais tantôt. La femme au foyer traverse la rue, devient «femme au gymnase», mais il n'y a rien de changé. Y'a pas rupture. Même ordinarité, même quotidienneté.

Dit autrement, Maryse Turcotte est le produit de son environnement, ce qui est plutôt rare chez les athlètes d'élite. Les athlètes d'élite sont le produit d'universités où ils poursuivent de fausses études; ou encore le produit de programmes nationaux, les plus fortunés le produit d'agences de marketing. Maryse elle, est le produit de Brossard, banlieue de la classe moyenne. Tiens, Maryse est précisément le produit du Palmier Glacé, son unique et modeste commanditaire «privé».

Le Palmier Glacé c'est un bar laitier où on va parfois après l'entraînement. On est devenus amis avec le propriétaire qui nous aide financièrement. Ça nous donne un sacré coup de pouce. Je porte ses t-shirts chaque fois que je vais à la télé...

Maryse Turcotte n'est pas le produit de Nike. Elle est le produit de son environnement, et son environnement c'est nous, c'est la banlieue, le Palmier Glacé...

Pas pauvre. Pas riche. Avec ce qu'elle reçoit d'Ottawa, plus la rente que lui verse Sylvain Lefebvre le joueur de défense des Rangers de New York (une heureuse idée de jumelage de la Fondation de l'athlète d'excellence du Québec), plus le Palmier Glacé, tout additionné, Maryse vit avec 30 000$ par année. Et elle en est heureuse:
C'est trois fois plus que ce que reçoivent ensemble tous les haltérophiles canadiens... Je suis vraiment très chanceuse.

Une autre façon de voir la chose serait de se dire que 30 000$ par année c'est 50 000$ de moins que ce qu'a demandé Donovan Bailey pour courir le mois dernier au Maroc un petit cent mètres dans le temps un peu misérable de 10,25, ce qui, converti en kilos, ne pèserait pas bien lourd, Même que Maryse pourrait lever ça avec son petit doigt.

Après avoir fini quatrième au championnat du monde, j'ai envoyé mon CV à 54 commanditaires éventuels. J'ai reçu trois nons. Les 51 autres n'ont même pas eu la civilité de me répondre... Fait que je m'arrange avec ce que j'ai et la vie est belle. Un peu serrée des fois. Mais belle pareil.

Pour vous dire comme elle est à l'envers des autres je vous ai glissé tantôt qu'environ le tiers des athlètes qui seront à Sydney fréquentent des universités où ils n'étudient pratiquement pas, ils s'y entraînent seulement à plein temps. Eh bien Maryse aussi va à l'université, mais pour étudier! Elle s'entraîne en plus. Est-elle assez folle! Et je me suis laissé dire qu'elle était aussi appliquée et efficace dans ses études (en finances) qu'à l'entrainement...

Si le Baron de Coubertin revenait, il serait fier de Maryse. Je le dis sans rire. Il lui ferait porter le drapeau des Jeux, celui avec des anneaux. On ne peut pas être plus près qu'elle l'est de cet esprit olympique dont tout le monde parle sans trop savoir ce que c'est. Moi-même, j'avoue. Il règne une telle confusion. L'esprit olympique, est-ce des médailles? Des flonflons? Des millions? Des pharmaciens? Du trampoline? Du curling? Des hymnes nationaux? Samaranch ça m'arrange? L'esprit olympique?

Franchement, je l'avais perdu de vue.

Et puis un soir de la semaine dernière je me ramasse à Brossard. À BROSSARD! Dans le gymnase d'une école. Et là y'a une fille, avec une queue de cheval et un sourire grand comme ça.

Il était là l'esprit olympique.

À BROSSARD ! C'est bien pour dire, y'en a plein qui le chercheront en vain à Sydney.

Maryse Turcotte, haltérophile
25 ans. Pas d'enfants, pas mariée. Vit avec son entraîneur Pierre Bergeron junior, ex-haltérophile, et avec un petit serpent noir et blanc qui ne fait pas du tout d'haltérophilie 125 livres pour 5 pieds et demi (elle tient beaucoup au demi, mais franchement on ne le remarque pas du tout).
Découvre l'haltérophilie sur le tard (à 16 ans). Jouait au soccer à l'époque. Bénévole lors d'une compétition à son école, elle a essayé de lever une barre pour le fun. Ceux qui l'ont vue faire lui ont aussitôt conseillé de lâcher le soccer.
Quatrième aux championnats du monde en 1998 à Lahti (Finlande). Sixième en 1999 à Athènes. Médaille d'or aux Panam à Winnipeg l'été dernier. Championne du monde universitaire, le printemps dernier à Montréal.
Très puissante. Une des trois meilleurs au monde à l'épaulé-jeté. Moins dominante à l'arraché, un mouvement plus technique qui demande souplesse et vitesse.
Seulement deux haltérophiles canadiens à Sydney, Maryse et son beau-frère Sébastien Groulx... le chum de sa soeur, haltérophile aussi.
Plein de gens confondent encore haltérophilie et culturisme ( la gonflette, le bodybuilding). Le culturiste se sert des poids pour se faire des muscles, c'est un esthète, pas un athlète. L'haltérophilie se sert de ses muscles pour lever des poids... Les haltérophiles n'ont pas des «gros bras», ils ont des sacrées cuisses par contre, les muscles du dos en béton et des fessiers spectaculaires à force de creuser leurs muscles lombaires.
Il s'en trouve pour dire que les filles vont sauver l'haltérophilie, sport ébranlé par les affaires de dope bien avant Ben Johnson. Et de un,je trouve pas que l'haltérophilie, sport magnifique, a besoin d'être sauvée (pas plus que le cyclisme par exemple qui a aussi mauvaise réputation), et de deux, je ne vois pas très bien pourquoi les filles en changeraient les «traditions»... Au cours du dernier mois, une Taïwanaise et une Chilienne ont testé positif. Un demi-million de Chinoises pratiquent l'haltérophilie, à jeun croyez-vous?