Le samedi 2 septembre 2000


Des Jeux pour ma tante
Pierre Foglia, La Presse, Sydney

Ça te tente-tu ? m'a demandé Carmelle.

Je me pogne des fois avec Carmelle, la téléphoniste en chef. J'arrive au journal, elle m'apostrophe du haut de son estrade: « Hey ! Tas pas de chronique aujourd'hui ? » Fais pas chier Carmelle, veux-tu. J'ai assez de trois boss. Parlant de mes boss, au lieu de se ruiner en focus groupes pour savoir ce que les lecteurs pensent de notre journal, ils auraient grand avantage à consulter Carmelle qui est un focus groupe à elle toute seule, spontanée, concise: « Ton papier valait pas d'la chnoute, ce matin. » Je tiens les observations de Carmelle pour universelles ou presque, et Carrnelle elle-même, pour la lectrice moyenne de La Presse. C'est un compliment, bien sûr.

Ça me tente-tu de quoi, Carmelle ? D'aller en Australie...

Je l'ai déçue en ne répondant pas avec enthousiasme: oh voui j'ai hâte. Au lieu de cela, j'ai mollement répondu : ça me tente oui pis non. Elle m'a trouvé un peu snobinard je crois, pire peut-être: un peu blasé. Elle, elle aimerait beaucoup aller en Australie.

Moi aussi, chérie. J'aimerais ça. Je t'explique.

C'est grand, l'Australie. Je te dis pas si j'allais faire un reportage sur les chercheurs d'opales dans le grand désert Victoria. Ou si j'allais sur la barrière de corail de la péninsule du cap York. Là oui, bonjour le bout du monde. Mais je vais à Sydney. L'Australie dans son pourtour habité - Melbourne-Canberra-Sydney-Brisbane - est banalement nord-américaine. C'est un peu décevant d'aller sur la face cachée de la terre et d'arriver à... Toronto.

Cela dit, je ne serai même pas à Sydney. J'habiterai le village des médias avec 10 000 autres journalistes, à Lidcombe, une banlieue à 15 kilomètres de Sydney. Le matin, je prendrai l'autobus pour le parc olympique où vont se dérouler la majorité des compétitions - athlétisme, natation, tennis, gymnastique - et où se trouve aussi le centre principal de presse. Le parc olympique non plus n'est pas à Sydney. Il est situé dans une autre banlieue - Homebush aussi à 15 kilomètres du centre.

D'ailleurs, peu importe le lieu. Je sais, pour les avoir couverts cent fois, que les Jeux se déroulent dans une bulle, sans décor, sans rien d'autre que les Jeux. On ne va pas à Sydney. On n'allait pas à Atlanta. On n'allait pas à Barcelone. On va toujours à Olympie. C'est toujours le même grand voyage immobile tous les quatre ans.

Tu me demandes si ça me tente d'aller à Olympie ? Pas férocement. Je te dis pas si c'était pour mieux voir les Jeux. Tu les verras dix fois mieux que moi. Les Jeux sont pensés, organisés, structurés en fonction de la télé.

Et c'est normal, c'est la télé qui paie. Le budget des Jeux est à peu près celui-ci: dépenses, deux milliards et demi. Revenus, deux milliards et demi. Droits de télévision: un milliard. Autant dire que la télé a acheté les Jeux. En est la réelle propriétaire. Bien sûr, la télé récupère son fric en vendant de la pub. Plus il y a de gens qui regardent les Jeux à la télé, plus la minute de pub vaut cher. La télé a donc tout intérêt à donner un super show. Et le CIO a tout intérêt à faciliter la job de la télé, pour qu'elle donne un super show. Voilà pourquoi, Carmelle, ce n'est pas à Sydney qu'il faut aller pour voir les Jeux. Faut rester dans son salon. Devant la télévision.

Tu me suis ?
Alors qu'est-ce que je vais faire à Sydney ?
Je vais écrire.
Est-ce que ça me tente d'aller écrire ?
Ça, c'est une très bonne question. Pose-là-moi à mon retour. Je te jure que je te dirai oui. Ça me tente toujours d'avoir écrit.

Soyons un peu sérieux, des fois aussi, aux Jeux olympiques, il arrive des trucs, et c'est pas complètement inutile d'être là. J'étais à Munich quand un commando palestinien a pris en otage et tué onze athlètes israéliens. À Séoul... tu veux que je t'en raconte une bonne sur Séoul ? je l'ai déjà racontée, mais je ne me tanne pas. Toute la vanité des grands déploiements médiatiques est dans la minuscule anecdote que je te raconte maintenant. Séoul donc. En pleine nuit. Je dormais. Le téléphone me réveille. Allô ? C'était le pupitre des sports de La Presse. Peut-être Richard Hétu. Peut-être Duguay. Excuse de te réveiller, Foglia, on vient de voir sur le fil que Ben Johnson est positif. Il était 3h du matin. Je m'habille. Je me ramasse à la mission canadienne avec une vingtaine d'autres journalistes tous, TOUS avaient été alertés comme moi par leur bureau, qui de Montréal, qui de Toronto, qui de Vancouver, qu'il se passait quelque chose ici, à Séoul, où nous étions.

Mais le 1500 mètres, me diras-tu, pour revenir au sport, le 1500 mètres, je croyais que ça t'emballait... Et comment que Ça m'emballe. La finale du 1500 sera courue le 29. Le même jour, et à peu près en même temps, se disputera aussi la finale de nage synchronisée à la piscine. Où je serai. Forcément. Imagine. Des petites filles de chez nous. Imagine, elles gagnent la médaille d'or, et je suis pas là quand elles enlèvent leur pince-nez. Tu serais inondée de téléphones le lendemain: où il était ? Au 1500 mètres, C'est quoi ça ? Est-ce qu'il y avait des Québécois dans le 1500 mètres?

C'est immanquable à tous les Jeux. Pendant que le Canada devient furieusement supranational, le Québec, lui, devient ridiculement « ma tante ». C'est pour cela que je n'aurai pas le choix d'être à la piscine pour la finale de nage synchro pendant, qu'au stade olympique, le, Marocain Hicham El-Guerrouj, sûrement un des grands athlètes de notre temps, battra son record du monde. Dans dix ans il y a des gens qui se vanteront: j'étais à Sydney, moi monsieur, le 29 septembre 2000, quand El-Guerrouj a battu le Kenyan Ngeny en 3'25"42, nouveau record du monde. Et vous, M. Foglia ?

Moi aussi j'étais à Sydney, mais j'ai pas vu le 1500.
Tiens donc...
Non, j'étais à la nage synchro.
Ils vont me regarder par en dessous et sûrement que le moins gêné de la gang laissera échapper: « Vous êtes bien tata, M. Foglia. »

Imagine, ma douce Carmelle que tu sois folle des opéras de Wagner, t'arrives au festival de Bayreuth et qui aperçois-tu à la porte du festival: la troupe Turlututu de Saint-Jérôme. T'as pas le choix, ma fille. Turlututu avant Wagner, ta ma tante ne te le pardonnerait pas. Me suis-tu ?

Je pars quand ?

Mardi, bébé. D'ici là, je vais essayer de profiter des premiers feux de l'automne. Il m'est passé par l'esprit hier, en remarquant les premières taches rouge brique dans les érables du chemin du Diable, que j'allais me retrouver au printemps dans quelques jours. Ça oui, ça me tente. Le printemps, je veux dire.