Le samedi 23 septembre 2000


La décision de Bruny
Pierre Foglia, La Presse, Sydney

C'est quand il s'est redressé, aux 50 mètres, que Bruny a ressenti une vive douleur sous la fesse gauche. « Jusque-là tout était parfait, j'étais bien sorti des blocs, j'allais me qualifier sans problème. En me redressant pour atteindre ma vitesse maximum, c'est là que c'est arrivé, une douleur ici. » Il passe la main en arrière, à l'attache de la cuisse et de la fesse.

C'était dans la première série, vendredi midi, heure de Sydney. Qualifié miraculeusement par quelques millièmes de secondes, Bruny, complètement atterré, prit d'abord la décision de se retirer. « En fait, je changeais d'avis toutes les cinq minutes. Après les massages, la douleur s'est estompée, une demi-heure après la course j'étais bien. Je suis allé au village olympique avec le docteur Ghislaine Robert, celle-là même qui me soigne au centre Claude-Robillard. Je suis allé passer des tests de résonance magnétique. Les tests ont montré que c'était ma blessure des championnats canadiens, il y a deux mois à Victoria, qui s'était réveillée. » Le docteur Robert me le confirmera plus tard au téléphone: « On a trouvé une lésion au niveau du ligament sacro-tubéreux qui relie le sacrum à l'ischion. Je l'avais soigné pour la même blessure il y a un mois et demi. »

Bruny hésite. Consulte Dan Pfaff son entraîneur... Pfaff serait plutôt en faveur d'un retrait. Mais il ne s'opposera pas si Bruny décide de courir le deuxième tour. Il veut juste que ce soit bien clair: s'il aggrave sa blessure - le risque est réel - ce ne sera pas sa décision, mais celle de Bruny. Bruny continue de jongler. C'est finalement Ghislaine Robert qui fera pencher la balance. « Comme l'heure approchait de recourir et que j'étais toujours très indécis, la doc m'a suggéré de m'accompagner à la piste d'entraînement, de m'échauffer légèrement et là on verrait bien. Trois décisions étaient possibles. Je cours. Je cours pas. On me shoote un analgésique et je cours. »

On l'a shooté à la Marcaïne, un truc de dentiste, un anesthésique local. C'est permis. Il faut seulement le notifier à la commission médicale. Bruny a couru la vague la plus encombrée du second tour, avec Ato Boldon, l'Anglais Jason Gardener, Kim Collins de Saint-Kitts. Bruny s'est qualifié en prenant la troisième place, c'était l'important (les trois premiers se qualifiaient pour les demi- finales, dans chaque vague). Un chrono honnête à part ça, 10,20. Il rayonnait à sa sortie de piste. Manifestement soulagé. Content de sa course. La douleur? Une petite. Alors on a été d'autant plus surpris quand il a annoncé: « Mais ma décision de courir la demi-finale n'est pas prise. Ce sera sûrement non, je penche pour un non, mais je vais voir ce soir avec les physios, mon entraîneur, mon gérant, ma femme... »

Alors voilà. À 3 h 57, la nuit dernière, vous avez peut-être vu Bruny dans le couloir numéro deux, en demi-finale. Moi, au moment d'écrire ces lignes, je croyais qu'il y serait, finalement. Une intuition, comme ça. S'il a décidé de courir, il était en bonne compagnie. Dans le couloir numéro 3: Jonathan Drummond, le deuxième meilleur Américain, forme montante. Dans le couloir numéro quatre: un coureur que Bruny déteste, Ato Boldon. Dans le cinq, Maurice Greene, intouchable. Du monde à la messe, comme on dit. Mais c'était jouable. Les coureurs des autres couloirs sont nettement un ton en dessous. Les quatre premiers passent en finale. La quatrième place est donc prenable.

L'autre demi? Plus facile, en apparence seulement. Quatre gros clients au lieu de trois. Curtis, le troisième Américain. Les deux Anglais Darren Campbell et Dwain Chambers et Obadele Thompson de la Barbade. Surin était mieux loti dans l'autre.

Le clown est parti

Ce n'était pas le garçon le plus sympathique du monde, mais vous savez comment c'est, quand ils tombent, surtout de très haut comme celui-là, on compatit. Un peu.

Donovan Bailey espérait un miracle en s'alignant au départ du second tour de qualification, il a essayé de voler le départ, un coup que ça pognerait comme à Lucerne plus tôt cette saison. Mais même, même si on ne lui avait pas donné un faux départ, il ne se serait pas rendu au bout. Trop abattu. Il n'y croyait plus.

Après le premier tour, dans la zone mixte, il s'est assis sur un banc, silencieux, prostré. Incapable de parler. Un Africain s'est approché pour lui mettre la main sur l'épaule. Donovan l'a chassé. Est-ce une lanne qu'il essuyait du revers de la main ? Disons que c'était de la sueur. Les clowns ne pleurent pas. C'était un clown Donovan, un décapsulé, toujours à déconner, toujours en retard, toujours incroyablement baveux, beaucoup plus que Maurice Greene qui, entre vous et moi, est bien trop nono pour être baveux.

Donovan a débarqué tard dans le sprint, il avait 23 ans, il était déjà riche, exploitait un cabinet de conseil financier avec son frère, roulait en Porsche, menait la vie d'un golden boy. Il s'est mis à baver tout le monde en partant: « Je ne suis pas un peigne-cul comme vous tous. J'étais riche, moi, avant de courir vite. » Il s'est fait beaucoup d'amis. Mais je ne comprends pas, ils ne se sont pas précipités nombreux pour le consoler hier.

Champion du monde en 1995, champion olympique l'année suivante à Atlanta où il battait le record du monde. (9,84), Donovan subissait une rupture du tendon d'Achille en jouant au basketball il y a deux ans. Une blessure dont les sprinters ne reviennent jamais complètement. On crut pourtant au miracle en début de saison: 9.98 à Lucerne ! He's back! Sauf qu'à Lucerne, il arrive toujours des droles de trucs. Des départs volés, du vent pas enregistré. Donovan n'a jamais confirmé son chrono de ressuscité. Au contraire, plus Sydney approchait, plus ses performances devenaient médiocres. Les prédictions étaient qu'il se ferait sortir en demi-finale.

Il a préféré tomber malade avant.

Il serait étonnant qu'on le revoit sur une piste. Donnons-lui cela, avec Bruny Surin, il a fait renaître le sprint canadien de ses cendres, il a réussi à faire oublier Ben Johnson aux Canadiens. Sûrement son plus grand exploit.