Le dimanche 24 septembre 2000


Le diable
Pierre Foglia, La Presse, Sydney

On voudrait pouvoir ne parler que de la bonne humeur de Surin. « J'ai tenté l'impossible, je ne voulais pas avoir de regrets ». Ah ça, pour ne pas avoir de regrets, il n'en aura pas. Comme lorsqu'on sort de chez le dentiste. Qu'est-ce qu'elle faisait mal cette dent. Quel soulagement de l'avoir arrachée. On voudrait n'avoir à rapporter que notre conversation copain-copain dans la zone mixte. Après être passé sur le gril des Anglais, Bruny est venu relaxer avec les journalistes francophones du Québec, auxquels s'étaient joints deux représentants de l'Équipe. « Dès le départ, j'ai senti une vive douleur... Je vis depuis deux mois et demi avec cette hantise de la blessure. Je suis psychologiquement épuisé. »

On voudrait pouvoir ne parler que de son stoïcisme. Mais justement il n'était pas stoïque. Il était doucement euphorique. Émanait de sa personne une sorte de jubilation irrépressible sans aucun rapport avec sa dramatique sortie. « Ne vous inquiétez pas, tout ça est déjà oublié. Maintenant je vais profiter de mon séjour, visiter Sydney avec ma femme et mes amis. Le relais? Il faudrait un miracle pour que je coure le relais. L'an prochain? Entraînement à Austin (Texas). Le circuit en Europe. Mais pas les championnats du monde à Edmonton: trop de pression. Plutôt les Jeux de la francophonie. On voudrait pouvoir plaindre Surin. Mais de quoi le plaindrait-on? Quand lui-même semble si content, si soulagé. On voudrait pouvoir dire: Tant mieux s'il est content. Mais pourquoi diable le vice-champion du monde du 100 mètres serait-il content de ne pas faire la finale du 100 mètres olympique?

Tu te prépares pour un événement immense. Une blessure t'empêche de courir. Tu sors de piste en boitant devant 110 000 personnes. Et dix minutes après t'affiches un sourire grand comme ça? Je ne comprends pas. Tant de questions forcément sans réponse. Bruny aurait-il fait la finale s'il n'avait pas été blessé? Seul Bruny le sait. Ou justement, Bruny ne voulait peut-être pas le savoir. Il est des blessures, que l'on m'entende bien, des VRAIES blessures - Bruny est VRAIMENT blessé -, il est, disais-je, des blessures providentielles. Je connais, par exemple, des coureurs cyclistes qui font une crevaison, une VRAIE crevaison, juste au moment où ils viennent de rater la bonne échappée. Il y a du diable là-dedans. Ou serait-ce le ciel?

Un seul être vous manque...

Comment dit-on déjà ? Un seul être vous manque... Sans Surin cette finale du 100 mètres manquait nettement d'intérêt remarquez qu'elle en aurait peut-être manqué aussi avec Bruny, tant elle était prévisible. C'est sans aucune surprise que l'Américain Maurice Greene, « l'homme le plus rapide de la planète », a remporté le 100 mètres olympique devant son copain de club Ato Boldon et le Barbadien Obadele Thompson. Comme à sa vilaine habitude, Maurice a tiré la langue comme un débile aux 110 000 spectateurs du Stadium Australia.

Avant, Maurice Greene, Mo pour les intimes, tirait la langue juste dans les derniers mètres de sa course, et pendant son tour d'honneur, maintenant son rituel commence dans les blocks de départ. Que veut-il nous dire ? Je vais les manger ? On le sait Maurice. Comme on savait que tu dirais après la course: « Je veux rester dans les mémoires comme le sprinter qui a fait passer le 100 mètres dans une autre dimension ». Pas hier soir en tout cas. 9,87 ( sans vent ) c'est très bien. Mais c'est une dimension qu'on connait. 9,86 à Berlin le ler septembre... 9,8 quelque chose, c'est pour ça qu'on vous paie des millions, les boys. 9,9 et au-dessus vous vous pognez le cul. C'est le progrès.

Les filles ont plus impressionné. Une fille. Marion Jones. Quelle patronne et quelle bête de course. Et puis elle, au moins, ne tire pas la langue. Son sourire a irradié tout le stade. 10,75, son meilleur temps de l'année. Encore quatre médailles à venir. Elle n'aura aucun mal à triompher dans le 200 et dans le relais 4 x 100. C'est moins gagné d'avance dans le relais 4 x 400, là les Russes et les Allemandes sont tout près des Américaines et même parfois devant. Mais c'est à la longueur, vendredi, que Marion Jones risque le plu de rater son pari. Et l'italienne Fiona May, et la Russe Kotova ont mieux sauté que Jones cette saison...

Ah si Surin... j'y reviens parce ce fut une belle soirée d'atlétisme - un peu fraiche, cela prenait une petite laine comme disait quelqu'un qui me manque un peu ces jours-ci, surtout quand j'appelle au bureau, allo Bob - bref si Bruny avait été là, je ne dis pas pour gagner une médaille, encore que sur sa forme de l'année dernière, Obadele Thompson et même Boldon était à sa portée, si Bruny avait été là disais-je, on aurait eu quelqu'un à regarder « personnellement », on aurait eu notre couloir, on aurait eu des frisson même avec une petite laine, aux 60 mètres on se serait levé de notre siège. Allez Bruny.

Au lieu de cela je suis resté assis. Même pour Marion Jones. C'est impoli quand passe une dame. Je suis rentré au centre de presse à pied, avant la fin. Avant les 400, ce n'était qu'une autre ronde de qualification, mais quand même, on ne part pas sans dire bonsoir à Michael Johnson. Je suis rentré au centre de presse à pied en trainant un peu la patte. Je crois bien que mon ischio-jambier me fait un peu souffrir moi aussi...

STADIUM AUSTRALIA - Une belle soirée quand même dans un bien étrange stade. Stadium Australia est le plus curieux stade dans lequel je suis entré et je suis entré dans plusieurs. Le plus sympathique aussi, le moins béton. Les tribunes sont suspendues à deux immenses arches qui donnent à l'ensemble une rondeur, et de l'intimité. Oui oui de l'intimité. Petite réception intime hier au Stadium Australia : 110 000 invités. Un stade ouvert, pas une seule colonne. Cela a coûté 690 millions. C'est cher ? Vous me le direz. Moi quand ça dépasse 38 $ - le prix d'un pneu pour mon vélo - tout est cher et un peu inutile. Mais bon. C'est un Polonais qui a construit cette merveille. Un immigré arrivé en Australie en 1982. M. Edmond Obiala. Très en demande depuis. C'est lui qui a eu le contrat pour reconstruire le mythique stade Wembley de Londres. Quand il aura fini à Londres, pensez pas ce que ce serait une bonne idée de l'inviter à Montréal ?

DRÔLES DE MOEURS - Samedi vers quatres de l'après-midi, Sydney et j'imagine toute l'Australie avaient des allures de Montréal et de tout le Canada lors du septième match de la première série Canada-Russie. Des rues vides et silencieuses. Des attroupements devant les télés. À l'entrée du centre de presse, du monde assis à terre bouche ouverte devant un écran géant. Tous Australiens. Il n'y avait un seul étranger là. Il n'y a que des Australiens pour s'intéresser aux 1500 mètres nage libre. 30 longueurs de piscine. C'est assez long pour que tu aies le temps de te tricoter des mitaines, si tu sais tricoter évidemment. Moi je sais, mais c'est pas tout le monde. Je lisais dans les prépapiers de la veille que « visitors probably can't understand our fascination with 1500m » You bet. D'autant plus que pour la médaille c'était un match tout Australien qui fait parler et jaser toute l'Australie depuis des mois, entre le King du 1500 mètres, et le Kid. Quand le Kid a gagné on a entendu crier partout, je crois bien que même les kangourous étaient contents.

Parlant de kangourous, Jules éternuait ce matin. Atchoum. Si, c'est vrai. il s'est même mouché dans ma feuille de salade. Pauv'ti pit. M'a t'apporter des kleenex demain.

DÉGUSTATION - invité chez des amis Australiens, le canoéiste Maxime Boilard a mangé l'autre soir du kangourou et du crocodile.

Pis, c'était bon ?

Le kangourou c'est plutôt dur. Une viande rouge. Ça ressemble à rien de ce que j'ai déjà mangé. Ça goûte le gibier. Le crocodile ça goûte le poulet, mais comme si tu le mangeais avec les plumes. La sauce était bonne.

Ah oui, toujours les kangourou, un lecteur me demande par courriel si Jules à une poche. C'est un mâle, nono. Il a une poche comme n'importe qui.

Je reviens à Maxime, il habite à Penrith avec les autres canoéistes, Caroline Brunet, etc., à une heure et demie de Sydney. Avant-hier son coach, Fred Jobin, est allé se promener en ville en train, quand il est revenu, dans le train, il s'est fait dévaliser par trois voyous qui lui ont pris tout son cash.

Il ne s'est même pas défendu raconte Maxime, j'ai assez honte. Je vais changer de coach. Je vais m'en prendre un de judo.

VIVE LE Canada, VIVE LE TAMPOLINE - Bon ben je vous laisse, faut que j'aille au trampoline, l'épreuve en duo synchronisé. Paraît qu'on a une chance de médaille. Une autre. Ces jeux auront au moins appris au monde abasourdi que le Canada est au trampoline ce que la Bulgarie est au yogourt et ce que l'Italie est à la culture de la nouille. Je vous embrasse.