Le samedi 6 janvier 2001


Premier jogging
Pierre Foglia, La Presse

Premier jogging de la nouvelle année. La longue côte du cimetière de Pigeon Hill. La nuit tombe, boum. Non, pas boum. La nuit se pose en douceur sur la neige qui la fait vibrer d’ultimes lueurs. Trois chevreuils sautent la clôture d’un verger comme s’ils volaient au ralenti. Je me traîne, vieillard de plomb.

Je cours parce que j’aime ça. Parce que y’a rien à la télé. Parce que je suis en train de lire un livre super plate – La Tempête, Juan Manuel De Prada. Je cours parce que Bukowski : If I stop to write those bastards will get me. J’ai dit to write ? Je voulais dire to run.

Mais aussi depuis le 1er janvier, j’ai une raison de plus de courir : je me prépare pour le marathon de New York. Pas celui de cette année. Celui de 2031. En 2031, j’aurai 90 ans, presque 91.

En novembre dernier, au marathon de New York, M. Abraham Weintraub, 90 ans, a franchi la distance en 7 heures, 25 minutes et 12 secondes. Nouveau record mondial pour le groupe d’âge des 90 ans et plus. Vérifiez sur l’internet si vous croyez que c’est une blague. Abe Weintraub. 90 ans. 42 km et des poussières en 7 : 25 : 12.

En 2031, ce sera mon tour. En moins de sept heures. J’ai trente ans pour me préparer. Je suis très sérieux. Je me suis d’ailleurs permis d’affecter mon jeune collègue de la section des sports, Alexandre Pratt, à la couverture de l’événement. As-tu bien noté Alexandre ? Novembre 2031 – New York – Foglia.

Une seule chose pourra m’empêcher de courir ce marathon-là : le cancer du côlon… C’est que les nouvelles ne sont pas très bonnes de ce côté-là. Je parle pour vous aussi bien que pour moi. Vous vous rappelez tout le bien qu’on disait des fibres contenues dans certains aliments ? Eh bien une toute récente étude menée pour le compte de la Société américaine du cancer nous apprend que les fibres ne préviennent rien du tout, mon vieux. Rien. Plus de dix ans qu’on nous bassine avec les vertus des fibres, dix ans à bouffer des pruneaux comme des fous et à s’étouffer avec les noyaux et un matin, en ouvrant le journal, un petit erratum : excusez-nous, on s’est trompés !… J’ai fait quelques petites recherches : savez-vous comment, vers la fin des années 80, les scientifiques en sont venus à croire que les fibres prévenaient le cancer du côlon ? Ils avaient observé, ces fin-finauds, qu’en Afrique, précisément dans les régions rurales les plus pauvres, les paysans africains ne meurent quasiment jamais du cancer du côlon.

Ah, ah, se sont-ils dit, ce doit être leur alimentation. Or ces paysans subsahariens se nourrissent presque exclusivement de manioc, un truc assez dégueulasse qui ressemble à du vomi de souris et que ma mère me faisait bouffer quand j’étais petit sous le nom de tapioca. Paraît que c’est plein de fibres, ce truc-là.

Ah, ah, ce sont les fibres, se sont dit les scientifiques. Mangez des fibres.

Je ne suis pas un grand savant, mais me semble que ça ne prend pas un doctorat en statistique pour déduire que lorsque dans une population donnée les gens meurent de faim très jeunes, les chances qu’ils meurent d’un cancer du côlon très vieux sont réduites d’autant.Anyway. De toute façon je ne bouffais pas de fibres. Moi, je crois que le truc pour vivre longtemps, c’est pas le tapioca, ni les pruneaux. Le truc, c’est d’avoir un but. C’est pour ça que j’ai décidé de courir le marathon de New York en 2031. T’as noté, Alexandre ? 2031, New York, premier dimanche de novembre, c’est toujours le premier dimanche de novembre.

Mais bon, comme je vous disais, je cours d’abord parce que j’aime ça. Et parce que j’ai lu tous les livres. Et que la télé ça s’peut pas. Et en passant devant le cimetière – quelle pertinence ! – il me vient, bien sûr, que je cours aussi pour ne pas crever.

C’est fou tous les trucs auxquels on peut penser quand on court. J’avais en tête les quelques lignes que m’a adressées récemment un lecteur (Michel Bellemare), une sorte de définition universelle de la grandeur d’âme qui va comme ceci :
« Je ne suis pas d’accord avec ce que vous dites, mais je suis prêt à mourir pour que vous puissiez le dire »…

C’est beau, non ? Sauf que, dans nos contrées, n’importe qui peut dire à peu près n’importe quoi et on n’est pas obligé de mourir pour ça. Une liberté très appréciée mais qui nous prive de grandes scènes héroïques. Là tout de suite, je pense très fort à quelqu’un dont je ne partage à peu près jamais le point de vue, et je nous imagine en train de nous faire des politesses pour décider lequel mourra pour l’autre, un peu comme les gens qui se disputent l’addition au restaurant…

Elle dirait : C’est moi…

Je dirais ah non tu permets, c’est moi.

Elle dirait j’insiste.

Je dirais bon ben OK d’abord.

Anyway. Je cours aussi pour hurler au vent tout ce que je ne peux pas hurler aux gens. L’autre jour, un monsieur qui dit s’appeler Yvon Montoya me soumet un long et savant texte auquel je ne comprends rien, texte qui a été refusé par une revue que je ne connais pas, dans laquelle sévit un auteur dont le nom ne me dit rien. Je réponds gentiment à M. Montoya en m’excusant de tomber des nues. Nouveau courriel du monsieur : « Je m’en doutais… Vos opinions de style Café du Commerce sont un bon reflet du pauvre niveau de la pensée au Québec… »

Alors voilà, petit peuple ignorant, je cours vous retrouver au Café du Commerce qui pourrait servir d’enseigne à cette chronique, cela ne me défriserait pas. Nous y parlerons de Mario Lemieux, de la Palestine, du fouillis de la réforme scolaire, des fusions, du tireur fou de Boston, et nous nous redemanderons pour la nième fois comment il se fait que lorsqu’on observe de près l’Homme et sa fiancée, on les voit faire sans arrêt des petits pas en arrière, mais quand on y regarde sur vingt ou trente ans, on voit bien, au contraire, qu’ils font des grands bonds en avant.

L’Homme et sa fiancée avancent-ils en reculant ? C’est le grand mystère du Café du Commerce.

J’y pense, est-il trop tard pour vous souhaiter la bonne année ?