Le mardi 1er octobre 2002


Ici, on est au Canada
Pierre Foglia, La Presse

J'avais à faire dans Côte-des-Neiges et je me suis dit tiens, je vais aller dire bonjour aux Anghel. Ce sont des Roumains. Enfin, ils sont Canadiens maintenant. Ils habitent rue de la Côte-Sainte-Catherine, face à l'Hôpital juif. Quand je suis allé en Roumanie ce printemps, M. Arthur Anghel m'avait envoyé un mot, et puis voilà, on cause des fois. Je connais sa femme Sylvia, son fils Thomas.

Je suis arrivé chez eux à peu près en même temps que Thomas, qui revenait de l'école. Il va à l'école Simonne-Monet, juste derrière chez lui. Bonjour, Thomas. Un beau gamin. Ça va l'école, Thomas?

Il est né en Roumanie. Il avait un an quand il est arrivé ici. Son père, Arthur Anghel, a fui le régime Ceausescu au début des années 80, il a passé un an dans un camp de réfugiés en Italie, puis il est arrivé ici. Il est retourné vivre en Roumanie après la chute de Ceausescu, en 89. Il s'est marié. Au bout de cinq ans, impatienté comme bien d'autres Roumains par la lenteur des réformes, le couple Anghel est revenu à Montréal. Thomas avait un an à ce moment-là, il en a neuf aujourd'hui, il parle français comme vous et moi.
Alors l'école, Thomas? Ça va ou ça va pas?
Le père a répondu pour lui: Thomas, ça va. L'école, ça va pas. Je ne suis pas content de cette école.
Ce n'est pas une bonne école?
Je peux vous poser une question avant de vous expliquer, M. Foglia? Qu'est-ce que vous êtes, vous?
Ce que je suis?
Êtes-vous Italien?
Non, je suis Québécois, enfin, Canadien si vous voulez.
O.K., demandez à Thomas ce qu'il est, vous allez voir la réponse.
Thomas, t'es quoi?
Je suis Roumain, répond le gamin en défiant son père.

Et voilà, dit le père complètement découragé. C'est ce qu'on lui apprend à l'école. Quand je suis revenu au Canada avec ma femme, on a fait les choses très sérieusement, comme il est recommandé aux immigrants de les faire pour s'intégrer dans leur société d'accueil. Ma femme a appris le français et on a parlé français à la maison, pour habituer les oreilles du petit. À mesure qu'il grandissait quand on lui parlait de son pays, c'était toujours le Québec, le Canada. Il est allé à la garderie, puis à la prématernelle, et à la maternelle de cette école Simonne-Monet, où il est en troisième année maintenant. Un jour, il était en deuxième année, il revient de l'école, il me dit papa, tu sais que Dracula est Roumain comme toi? Et que c'était un vampire?
Qui t'a dit ça?
On en a parlé en classe.

Bon, ce n'était pas si grave, je lui ai expliqué. Je me suis fâché pour la première fois quand la maîtresse a passé un questionnaire avec cette seule question: ton pays? Thomas a écrit Canada. La maîtresse lui a dit non. Pas Canada. Roumanie. Ce soir-là il est revenu à la maison et il me dit: papa qu'est-ce que je suis, moi? Canada ou Roumanie? Dans ses yeux, il y avait un point d'interrogation et un rien d'impatience: branchez-vous! Une autre fois, il dit à sa mère, demain il faut que j'apporte un objet de mon pays à l'école. La mère lui réitère que son pays c'est le Canada, et elle lui suggère, plaisamment, d'apporter à l'école une bouteille de Coca-Cola. Finalement, l'enfant apportera un nounours habillé d'un t-shirt avec une feuille d'érable. La maîtresse n'a pas du tout apprécié.

Récemment, lors d'une soirée de parents, M. Anghel entre dans la classe de son fils, et découvre, avec un certain effarement, que les pupitres sont identifiés par des petits drapeaux correspondant au pays d'origine des enfants. Sur celui de son fils, le drapeau de la Roumanie, évidemment. Un bâtonnet fiché dans de la plasticine, le drapeau lui-même fait de papier colorié et collé sur le bâton. «Cela avait l'air du fanion sur la voiture officielle de Ceaucescu», s'irrite M. Anghel, qui se demande si c'est l'école. Serais-je tombé sur des intégristes du multiculturalisme? Ou si c'est la commission scolaire? Je ne suis qu'un pauvre immigré, M. Foglia, on répond pas à mes questions. On répondra sûrement aux vôtres...

C'est un peu l'école, M. Anghel. Il y a à l'école Simonne-Monet 437 élèves, dont neuf de souche québécoise. La langue la plus parlée à Simonne-Monet est le tamoul, devant le bengali et tagalog (Philippines), puis l'espagnol, le vietnamien, etc. Au contraire de vous, M. Anghel, la plupart des parents sont plutôt très satisfaits de cette mise en valeur de l'héritage culturel particulier de leurs enfants. La directrice, Mme Caroline Guay, adhère résolument à l'idéologie de l'interculturalisme, elle dit interculturalisme de préférence à multiculturalisme, mais si vous voulez mon avis, c'est la même chose (il s'en trouve aussi pour dire métissage).

Quant à la commission scolaire, la pauvre, elle essaie de trouver un modus vivendi qui permettra à ces enfants de toutes les couleurs, toutes les nations, de s'intégrer harmonieusement à leur société d'accueil montréalaise. Excusez? Ai-je dit s'intégrer? Ciel, je m'en excuse. Surtout pas s'intégrer. Très laid, l'intégration. Wouache. Beurk. Eurocentriste. Disons partager l'espace commun en gardant toutes leurs particularités culturelles. Pensez à une soupe. Il ne faut pas que ce soit un potage à la moulinette. Le modèle canadien c'est une minestrone, cette soupe italienne dans laquelle chaque légume garde sa forme, sa couleur, sa saveur. Ça fait un joli pays, non?

Cette minestrone, M. Anghel, on nous la sert depuis le début des années 70, depuis que M. Trudeau a découvert que les Ukrainiens, les Italiens, les Grecs votant très globalement libéral, il convenait de les encourager à rester Ukrainiens, Italiens et Grecs le plus longtemps possible pour qu'ils votent libéral le plus longtemps possible (surtout au Québec). Le multiculturalisme était né. Il s'est trouvé une âme depuis, Dieu merci, pour cacher un peu son utilité politicienne. Son âme? L'ouverture à l'autre. L'ouverture à son folklore. L'ouverture à son costume. L'ouverture à son kirpan. Et l'ouverture de son restaurant.

Mais pas l'ouverture à la fessée, m'a interrompu, M. Anghel.
Pardon?
Je vous dis, pas l'ouverture à la fessée. Un jour, mon fils est arrivé de l'école, toujours la même école, il était en première année je crois, peut-être même à la maternelle, très solennellement il nous a dit: papa, maman, vous n'avez pas le droit de me donner la fessée et vous n'avez pas le droit de crier.
Et si je le fais pareil? a dit sa mère.
Je téléphone au 911.
C'est ce que tu as appris à l'école aujourd'hui?
Oui.
Et quoi d'autre?
J'ai appris à faire 911 avec le téléphone.
Je suis allé à l'école leur expliquer qu'en Roumanie c'est pas comme ça qu'on élevait les enfants. Ils m'ont répondu qu'ici on est au Canada.