Le samedi 14 décembre 2002


Une autre histoire
Pierre Foglia, La Presse

Mais avant de vous raconter une autre histoire, résumons celle que vous connaissez. La nageuse Jennifer Carroll, déjà championne du monde en titre, gagne la médaille d'argent aux Jeux du Commonwealth; c'était l'été passé, à Manchester. Sur le podium, elle agite un petit drapeau du Québec. Sans aucune ostentation. Québécoise, elle saluait les gens de sa province, comme l'ont déjà fait, à d'autres jeux, des athlètes de la Saskatchewan et de Colombie-Britannique.

L'entraîneur-chef de l'équipe canadienne de natation, Dave Johnson, a sauté les plombs. Il a traîné la jeune femme devant un comité de discipline convoqué en pleine nuit. Par la suite, il recommandera à Natation Canada de la suspendre pour six mois. Il rédigera un rapport outrancier, dans lequel on relève des accusations définitives, du genre de celle-ci: «ton geste a rendu malade toute l'équipe canadienne».

En novembre dernier, tout en lui faisant la leçon comme à une petite fille -tu nous promets de ne pas recommencer?-, Natation Canada absout Jennifer: pas de suspension. Entre-temps, la nageuse a perdu son «carding», 13 000 $ par année. Officiellement parce qu'elle ne s'est pas présentée aux championnats canadiens, une semaine après les Jeux du Commonwealth. Mais pouvait-elle s'y présenter et surtout y performer après avoir été répudiée publiquement par le coach national? L'histoire est sortie dans la chronique de mon collègue Michel Blanchard dimanche dernier. Depuis, c'est le grand brouhaha. Comme on pouvait s'y attendre, les Richard Legendre, Bernard Landry, Gilles Duceppe sont montés aux barricades. Mais aussi Mme Sheila Copps et le secrétaire d'État au sport amateur, M. DeVillers (qui relève de Mme Copps). Aux dernières nouvelles, M. DeVillers exigeait des mesures disciplinaires contre Dave Johnson. Qui va probablement perdre sa job.

C'est l'histoire telle qu'on l'a racontée. Je vous en propose, ici, une nouvelle version.

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Ce qui m'a d'abord écorché les oreilles dans tout ce brouhaha, c'est qu'il y était question d'une championne du monde de natation. Ciel, une Canadienne, une Québécoise même, championne du monde de natation? Quelle nage? Quelle distance?

Vous dites le 50 mètres dos? En petit bassin?

Ce n'est pas une distance olympique. Le 50 mètres dos est nagé depuis trois ou quatre ans seulement, on y trouve un niveau de compétition qui n'a absolument rien à voir avec les distances olympiques, et en plus, il s'agissait des championnats du monde en petit bassin. Cela nous donne une championne du monde un tantinet folklorique. Et non, je ne chique pas la guenille. J'ajuste votre appareil. Jennifer Carroll est une très bonne dossiste, une late bloomer à 21 ans, un énorme potentiel, mais pour l'instant, sur 100 mètres dos (la vraie affaire), elle ne se classe pas dans les 50 premières au monde.

Pis après, me direz-vous? Pis après, je me suis posé une drôle de question, figurez-vous. Je me suis dit, se pourrait-il que Dave Johnson soit aussi raciste que Jennifer Carroll est championne du monde? C'est-à-dire pas tellement?

J'ai appelé des gens qui connaissent bien Dave Johnson. Qui ont travaillé avec lui, qui l'ont côtoyé à Séoul, à Barcelone, à Atlanta, où j'étais moi aussi. J'ai réveillé mes vieux contacts.

Cout'donc, Chose, tu ne m'avais jamais dit que ce Johnson est un raciste. L'est-il?

Réponse sous deux chapeaux.

Sous le premier chapeau, Johnson, l'homme. Montréalais. Il a étudié en commerce à McGill. Pas de sensibilité particulière à la différence québécoise, un bloke comme il y en a plein les rues à Calgary, où il vit. Pas le red neck, pas l'intello: entre les deux. Les Québécois l'agacent: des chialeux. Mine de rien, je viens de vous décrire à peu près 23 millions de Canadians.

Sous le deuxième chapeau, le coach: irréprochable. Totalement engagé dans son sport. Un seul critère guide ses décisions: la performance des athlètes. Un exemple patent: Yannick Lupien. À Sydney, Johnson a commis une erreur en n'inscrivant pas Yannick Lupien au 50 mètres libre. On a écrit un million de sottises là-dessus. C'était une erreur, rien d'autre. Quand Johnson s'en est aperçu, il était trop tard pour réparer. La chicane dure toujours. On ira bientôt en cour là-dessus. Or, à Edmonton, il y a un mois, pour permettre à Lupien de battre le record canadien du 100 mètres libre, c'est pas rien, Johnson l'a fait partir premier au relais 4x100. Une fleur? Non, un bon coach! Il a senti que Lupien (qu'il ne porte probablement pas dans son coeur, et il n'est pas tout seul, mais c'est une autre histoire!) il a senti que Lupien, ce soir-là, avait un record dans le corps et lui a donné la chance d'aller le chercher. Un coach qui, par ailleurs, a beaucoup innové en collaborant avec les entraîneurs personnels des nageurs. La presse sportive, qui ne sait que compter les médailles, le tient responsable de la stagnation de la natation au Canada, alors qu'il fait des miracles avec le peu de moyens qu'on lui donne.

Cela ne vous explique pas pourquoi ce coach extraordinaire est soudainement devenu complètement fou quand il a vu Jennifer Carroll agiter son petit drapeau du Québec sur le podium.

C'est qu'il vous manque un bout de l'histoire. Johnson n'aurait même pas remarqué que Jennifer Carroll agitait un drapeau du Québec si Jennifer n'était pas aussi, n'était pas surtout, la grande amie de Nadine Rolland. Vous vous rappelez la saga Nadine Rolland, juste avant les Jeux du Commonwealth? Blessée, Nadine ne s'était pas qualifiée pour les Jeux. Elle avait fait grand tapage de cette soi-disant injustice, avait mobilisé la presse, appelé les autorités à son secours -Richard Legendre se proposait de lui payer un avocat-, elle avait surtout dit, et j'en avais frémi, qu'en l'empêchant de se rendre à Manchester, on allait priver le Canada d'une médaille presque sûre. Nous étions quelques-uns à savoir qu'elle ne ferait pas la finale, et nous savions aussi qu'elle dirait que ce grand dérangement l'avait empêchée de se préparer adéquatement.

Plus populaire auprès des journalistes qu'au sein de l'équipe, l'inclusion forcée de Nadine a dérangé. C'est ce que Dave Johnson a voulu dire dans son rapport en parlant d'une équipe déjà fragile. Le grand tort de Jennifer n'est pas d'avoir agité le drapeau du Québec, son grand tort c'est d'être l'amie, l'alter ego de Nadine Rolland. Ensemble, et cela bien avant l'incident du podium, elles ont irrité Johnson jusqu'au point de rupture.

Quand Johnson a vu Jennifer agiter le petit drapeau du Québec, il savait très bien qu'elle ne disait pas Vive le Québec libre. Mais il n'a pas cru non plus qu'elle voulait remercier les gens du Québec qui la soutiennent.

Ce qu'il croit, Dave Johnson, et peut-être qu'il est parano, mais peut-être pas, ce qu'il croit, c'est que Jennifer, avec son petit drapeau, voulait le narguer: Hello Dave! De la part de Nadine et moi, va donc chier.