Le samedi 10 mai 2003


L'épicerie
Pierre Foglia, La Presse

Vingt-cinq dollars, répéta le curé à haute voix pour bien se pénétrer du chiffre en entrant au Loblaws de Cowansville. C'est lui qui poussait le panier. Denis Plante est le curé de Cowansville, Dunham, Sutton, Abercorn, Frelighsburg et trois ou quatre autres villages. Les curée de campagne d'aujourd'hui ont plus d'églises que de fidèles.

Nous avions convenu que le curé agirait comme témoin principal. Moi, un peu à la manière d'un huissier, je dresserais le procès-verbal de l'opération. Paula, qui menait notre étrange équipage, avait apporté la calculatrice de sa fille, un jouet jaune et orange dont qulques touches étaient brisées, mais qui fonctionnait encore assez bien pour additionner jusqu'à vingt-cing dollars.

Paula est anglophone et même anglaise des bords de la Tamise, de Twickenham, en banlieue de Londres. Immigrée il y a longtemps au Québec. Des revers, la maladie, deux enfants dont une fille de 16 ans encore à la maison, Paula a eu 56 ans hier. Paula est pauvre. AVant d'aller faire l'épicerie de Paula, le curé et moi avons déduit de ses prestations d'aide sociale le loyer, le téléphone, le transport, la franchise médicaments, les vêtements, les produits d'entretien, quelques fournitures scolaires, pour constater qu'à la fin du mois qu'il ne restait plus que 100 $ par mois pour la nourriture. Vingt-cinq dollars par semaine.

Vingt-cing dollars, a répété le curé pour bien se pénétrer du chiffre qu'il ne fallait pas dépasser. Vingt-cinq dollars pour se nourrir sept jours, deux repas pas jour, deux personnes. Plus le petit déjeuner. On est ombé sur des bananes en entrant. Un cri du coeur: c'est bien des bananes, non ? Très bien, a dit Paula, économique, nourrissant. Le curé a pesé quatre bananes et pitonné 1,08$ sur la calculatrice jaune et orange. C'est drôle, ai-je fait remarquer, quand j'achète des bananes, moi aussi, c'est toujours par quatre, c'est pour dire qu'être riche ou pauvre, des fois, c'est pareil. Pour les bananes, c'est pareil, a concédé Paula. Pas pour les kiwis, ni les mangues, ni les oranges. Après les bananes, on a acheté un navet, un seul, et pour 3,06$ de pataes douces. C'est cher, des patates douces, découvrait le curé. Oui, mais ça bourre, a expliqué Paula. J'ai eu une idée: on devrait acheter la viande tout de suite puisque c'est la plus grosse dépense.

Pas de viande, a décrété Paula. Comment cela, pas de viande, vous n'avez presque pas de légumes frais non plus, qu'allez-vous manger cette semaine, madame ? Des lentilles et du riz. Tous les jours ? Tous les jours. Ma fille me dit que la nourris comme un hamster. Les hamsters, je ne sais pas, madame, mais c'est à peu près ce que mangents aussi les Somaliens, les Bengalis, les Honduriens, les Mexicains, les Péruviens, les Haïtiens, tous les pauvres dela terre. La différence, corrigea Paula, c'est que ces pauvres dont vous parlez vivent dans des communautés plus solidaires que la nôtre, et qu'ils ne regardent pas la télé comme ma fille qui aimerait bien parfois aller au restaurant et porter les mêmes souliers neufs que ses copines. On mit donc des lentiles et du riz dans notre panier. Du lait évaporé. Du thé. Deux boîtes de sardines. Des pâtes. De la sauce tomate. Une douzaine d'oeufs. Un pain. On ne devrait pas être loin du compte, a dit le curé en pitonnant: 22,12$.

Un peu de luxe avec le reste, a dit Paula. Ce furent des oignons pour le luxe. Après les oignons, il restait encore à dépenser un dollar tout rond. Le curé pesa trois pommes, mais c'était une de trop qu'il fallut remettre sur l'étal.

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En sortant du Loblaws, Paula s'est allumée une cigarette. J'en fus bêtement contrarié. Vingt cinq dollars pour manger, combien pour fumer, Paula ?

Trente dollars par semaine, répondit-elle, sur la défensive. Je me suis excusé. Cette question comptera parmi les pires que j'ai posées de ma carrière. Une question de beauf. Une question de Jean-Luc Mongrain. Une question de Jean Lapierre. Une question pour faire honte à ma mère le jour même de la fête des Mères. Ma mère qui était une femme de ménage, frottait à genoux la boutique d'un épicier auquel elle achetait, parfois, un morceau de son parmesan le plus cher. T'es folle, c'est du parmesan de millionnaire, la grondait mon père. Tais-toi, répondait ma mère, c'est pas du parmesan, c'est de la dignité. Et elle en râpait encore un peu sur nos pâtes. Le pire de la pauvreté n'est pas ce qu'on ne peut pas faire parce qu'on n'a pas d'argent, le pire c'est ce qu'on ''n'a pas le droit'' de faire parce qu'on est pauvre. Quand on est pauvre, on n'a pas le droit de fumer. Pas le droit de boire de la bière. Pas le droit d'acheter des kiwis ni des pâtisseries, ni de la Häagen-Dazs. Pas le droit de prendre un taxi. Pas le droit d'avoir le câble. Pas le droit d'avoir un char, un cellulaire, un ordinateur. Pas le droit d'aller en voyage. Ainsi les pauvres se déconnectent de la vie petit à petit, et on prendra bientôt leur isolement du monde pour le refus du monde.

Mes proches me disent souvent que je vis comme un pauvre. C'est faire insulte à la pauvreté. Se passer des choses parce qu'on veut bien n'a rien à voir avec aller à la guerre dans les tranchées du quotidien.

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Vous savez sans doute que les grandes chaînes d'alimentation n'offrent pas de rabais sur les produits de base la première semaine du mois, une mesure qui vise à siphonner les prestataires de l'aide sociale qui recoivent leur chèque justement au début du mois. C'est bien là un calcul d'épicier. Ces gens-là piqueraient de la monnaie dans la sébile d'un aveugle. Vous savez sans doute aussi que les trois grandes chaînes Loblaws-Provigo, Sobeys-IGA et Métro contrôlent 90% du marché de l'alimentation au Québec et que leurs affaires vont très bein merci. En 2002, Loblaws a réalisé un bénéfice de 728 millions, soit une hausse de 29% sur l'année précédente. En 2002 toujours, la rémunération de Pierre Lessard, le PDG de Métro, s'est élevée à 28 millions, dont 27 millions payés en actions, la moitié de ce gain en capital étant, de par la loi, exonéré d'impôt.

Vous saviez tout ça, vraiment ?
Saviez-vous aussi que M. Lessard ne fumait pas, lui ?