Le mardi 21 octobre 2003


La lecture à la petite semaine
Pierre Foglia, La Presse

Cela m'a fâché d'entendre à la radio que cette semaine sera Semaine de la lecture , mais c'est bien sûr manière de parler, je ne me fâche presque jamais, sauf pour des bêtises. Pour les choses qui comptent - la lecture est une chose qui comptent - je me dépêche de sourire. Pour ne pas pleurer, dites-vous ? Je ne pleure presque jamais, sauf pour les mêmes bêtises. Pour les choses qui comptent, je m'afflige. C'est le contraire de pleurer. Les larmes mouillent. L'affliction assèche. Vous voilà avertis, cette chronique sera saharienne et sablonneuse.

Il me semble que ces semaines thématiques font le plus souvent appel à la solidarité avec les malades, les handicapés. Il y a aussi les semaines pour sauver les espèces menacées, la semaine du suceur cuivré, la semaine de l'enfant, et les semaines aérobiques : la semaine de la marche, du plein air. Cela viendra sans doute, on n'arrête pas le marketing, mais on n'a pas encore de semaine de la pensée, ni de semaine de respiration, ni de semaine du plaisir. Alors pourquoi une semaine de la lecture ? C'est assez dire qu'elle n'est plus une fonction essentielle, n'est plus cette activité indissociable de ce que tout qu'on appelle culture. La semaine prochaine, ce sera quoi ? La semaine de la dystrophie musculaire ?

J'avais 14 ans, j'étais étudiant dans un médiocre collège technique, j'étais si cerné et blafard que le proviseur avait ordonné une fouille de mes affaires et ils avaient trouvé des livres plein l'armoire et même sous le matelas mais, à leur grande surprise, pas une seule revue de cul, pas une seule bande dessinée, que des livres, que du texte dense, dru. Je lisais Les Trois Mousquetaires, Les Misérables, Moby Dick, et ceux que j'appelais les curés ( Bernanos, Rops, Bloy, que je lisais au pied de la lettre et ce n'était vraiment pas une bonne idée) ; je lisais les Russes, Stendhal, et bien sûr je me crossais compulsivement, mais sur madame de Rênal et sur Anna Karénine; je lisais Aragon, je lisais Les Thibault, Les Croix de bois, Le Paysan de Paris. Ils étaient effarés par ma boulimie, mais quand donc lis-tu tout ça ? Je lisais à la récréation, au réfectoire, pendant les cours. La nuit dans les toilettes.

Je venais d'une maison d'immigrant sans aucun livre. Aujourd'hui encore, j'en ai très peu, ce n'est pas un objet que je vénère, ils ne sont que de passage, mais il y en a toujours eu partout, dans la cuisine, dans les chambres, sur mon bureau bien sûr, en ce moment Eco justement, je dis justement parce qu'il s'agit de littérature ( De la littérature chez Grasset). Je n'irai pas au bout de celui-ci, trop savant pour moi, mais, tenez, je vous offre ce passage de l'introduction - << Je ne suis pas idéaliste au point que penser que la littérature procurerait un soulagement aux foules immenses qui manquent de pain et de médicaments… mais je crois quand même que le malheur des milliards de gens à quelque chose à voir avec leur exclusion d'un monde de valeurs qui provient des livres et renvoie aux livres. >>

On parle de cela quand on parle de lecture, on parle d'appréhender un monde de valeurs qui provient des livres et renvoie aux livres. On parle forcément d'éducation. Pas de promotion à la petite semaine. Je ne sais plus très bien par quel livre ( peut-être Croc-Blanc de Jack London ) m'est venu ce goût de lire, mais je peux assurément vous dire m'est venu ce goût et par qui : il m'est venu de L'ÉCOLE et par un instituteur.

La semaine de la lecture pour quoi faire ? Pour donner le goût de lire ? Vous êtes amusants. Et si on commençait par réapprendre à lire, tous ensemble ? Je ne dis pas cela contre vous mais il ne faut pas être trop compliqué mais alors là, vraiment pas compliqué ( j'en serais bien incapable), en plus je relis 20 fois ma copie pour être le plus limpide possible, je reçois pourtant des commentaires complètement way out qui n'attestent même pas d'une incompréhension du propos, mais d'une incapacité à fixer assez longtemps son attention sur ledit texte pour en saisir le sens général. Il m'est arrivé très souvent de m'obstiner avec un lecteur pour me rendre compte au bout d'un moment qu'il ne m'avait pas lu du tout …

Vous ne l'avez pas lue cette chronique, n'est-ce-pas ?

Non mais m'a fille m'en a parlé.

J'insiste : très souvent. Si la capacité de lire continue de baisser on aura bientôt des lecteurs publics comme on avait au Moyen Âge des écrivains publics. Dans 100 ans, La Presse aura 1293 lecteurs, ( Le Devoir 18 ), et ce sera considéré comme un formidable tirage, ils feront des lectures publiques de notre journal dont l'autopromotion ne dira plus << La Presse est lue par un million de lecteurs durant le week-end >> mais bien << La Presse est lue à un million de lecteurs >>.

J'ai écrit tout récemment une chronique dans laquelle je disais prendre des cours de croissance personnelle, un cours << sur l'optimisation de son bien-être >> et d'autres du même genre. Je blaguais, il me semble que pour qui sait lire … pour lever toute ambiguïté restante, j'ai truffé les premiers paragraphes de clins d'œil ÉNORMES, du genre << l'acidité de la tomate nuit énormément au transfert des énergies positives >>. Je déconnais aussi sur l'anima ( sans référer au Jung évidemment), je précisais enfin avoir pris ce cour à l'Université de Napierville connue pour sa faculté de sismologie appliquée. Hello ! Appliquée !! Appliquée à quoi ? Ce n'était là que l'enrobage de mon propos ce jour là que pas un chat n'a relevé, je parle du propos. Pas un commentaire sur le fond qui portait - le hasard sûrement ! - sur les faux événements créés à des fins de marketing. Pas un mot, rien. Mais vous devriez voir le nombre de lecteurs qui m'ont félicité de prendre des cours de croissance personnelle. Tout aussi nombreux ont été ceux qui se sont inquiétés de la chose, ou se disaient déçus de me voir rendu si bas. Un courrier abondant comme au temps où la chronique était accessible sur le net.

Je peux vous poser une question pas fine ? Si vous me croyez assez sénile pour prendre des cours de croissance personnelle, qu'est-ce que vous foutez dans cette chronique ?

Alors, une semaine de lecture ?