Le samedi 3 janvier 2004


Carnet de voyage > Jour 1
Pierre Foglia, La Presse, Irak

Sortir de ma cour ...

BAGDAD -- Ralentis, j'ai peur. C'était le jour de Noël. Nous retournions à Frelighs dans la tempête, ce n'est pas qui conduisais. Ralentis, j'te dis. On ne voyait rien devant. l'auto dérapait. C'est drôle, les peurs. J'ai peur de la route, de la vitesse, de glisser, de mourir, d'avoir mal, d'être malade. Je n'ai pas peur des gens. De la nuit. Des choses qui vont peut-être arriver, mais qui ne sont pas encore arrivées, qui de toute façon ne m'arrivent jamais à moi. Je n'ai pas peur de marcher dans les rues, n'importe quelle rue dans le monde, à n'importe quelle heure. Mais j'ai peur en auto quand il y a de la glace. C'est comme ça. Ralentis, je te dis. Non, mais t'as vu cette poudrerie. Quel pays. Il a fallu pelleter deux heures le lendemain matin pour sortir de la cour, pour aller à l'aéroport. Je sacrais. Il me semblait entendre quelques-uns de mes lecteurs les plus hargneux quand je médis de ce pays : Va-t'en donc ! Va donc en Irak tiens, tu les aimes bien, d'abord. Si je peux sortir de ma cour, c'est justement là que je vais.

Avant d'arriver à Bagdad, j'ai fait un stop bureau pour ramasser mes Équipe. Un stop chez Gallimard pour un livre. Un stop au Caffè Italia pour un café latte et une tranche de paneton. Un stop à Paris pour absolument rien. Un stop à Amman. L'aéroport de Bagdad étant toujours fermé aux civils, Amman est obligée. Amman toujours plus distendue sur ses collines et plus occidentalisée, je descends toujours au même hôtel, avant on n'y avait même pas d'eau chaude, maintenant on peut se brancher sur le Net dans les chambres. On arrive à Amman dans un état comateux et on reste dans cet état parce c'est une ville comme ça, linifiante. Il n'y manque qu'une tempête de neige pour que ce soit aussi plate qu'à Saint-Jérôme un mardi après-midi.

Hitoshi, moi et les Ali Baba

On m'avait dit que le réseau ABC organisait des convois vers Bagdad à partir de l'hôtel Intercontinental, convois sécurisés par les anciens de services secrets britanniques. À 300 $ par personne, cela sentait l'arnaque. La peur entretenue. En chemin, paraît-il, des Ali Baba dévalisent les journalistes pleins de fric.

Hitoshi et moi, on s'est dit que les Ali Baba n'étaient peut-être pas ceux qu'on pensait. Alors on s'est arrangé autrement. J'ai rencontré Hitoshi Katanoda à la salle à manger de l'hôtel en arrivant. Photographe japonais freelance, il était à Bagdad pendant la guerre. Après, il est allé en Chine pour le syndrome sévère de je ne sais plus quoi, après il s'est installé à Gaza, des fois il rentre au Japon et ses enfants lui disent t'es qui toi ?

Tu cherches une voiture pour Bagdad ? Il m'avait entendu me renseigner auprès de la direction de l'hôtel. Plus tard dans la soirée, mine de rien, il m'a demandé mon âge. Il se demandait surtout si j'étais encore capable de courir. Pas trop vite, j'ai dit. Quand je suis rentré dans sa chambre, il y avait un casque de soldat de l'armée japonaise sur le lit, un gilet pare-balles, un téléphone satellitaire, et ça, c'est quoi ?
C'est un réchaud.
Tu compte te faire à bouffer ?
Je compte surtout rester plus de deux mois. L'armée japonaise doit arriver dans le sud de l'Irak. Toi tu couvres quoi ?
Moi, mon vieux Hitoshi, je couvre la vie, je sais pas faire autre chose, et j'ai pas envie de faire autre chose. Figure-toi que je partais aux Indes, à Mumbai, pour couvrir le sommet social. À la dernière minute ils ont pensé que Bagdad serait plus hot. J'ai dit O.K., mais je vous avertis je ne vous referai pas les papiers que tout le monde à faits. Pour la sociopolitique, faites comme moi, lisez Time et Le Monde. Moi, je vais vous raconter mon voyage comme à la petite école, quand le prof demandait une dissertation sur nos vacances de Noël. Je vous propose un carnet de voyage, bêtement chronologique. Jour un, deux, trois, quatre, je suis parti pour six mois, quand vous serez tannés, vous me le direz...

Hitoshi a insisté pour qu'on aille faire des courses, je pensais des petits trucs pour la route, il a acheté 30 bouteilles d'eau, des nouilles, du riz, des sardines, du thon, une cafetière, des batteries. J'avais le sentiment qu'on partait en voyage de pêche, vous savez le dépanneur dans le dernier village avant d'entrer dans le bois, Hitoshi, oublie pas le papier cul.

On est parti dans la nuit à 3h30. Quand le chauffeur l'a vu charger son stock dans le GMC, il a pensé que c'était l'avant-garde de l'armée japonaise qui débarquait. C'est rien ça, nous a dit Hitoshi, la dernière fois j'avais une génératrice.

Notre chauffeur -- on l'avait racolé la veille près de la gare routière dans le quartier irakien de Amman -- s'appelait Musbah, lumière en arabe, on pouvait l'appeler Light si on voulait. On a refusé. Musbah, ça nous allait. Et moi c'est Hitoshi, a dit Hitoshi, ça veut rien dire en japonais, alors t'as pas le choix. On a traversé Amman endormie.

Entre Amman et Bagdad il y a environ 850 kilomètres dont 600 de désert. Pour rien. J'entends que ce n'est pas un désert à pétrole, juste un désert à Bédouins. Le soleil, d'un rouge sang-de-boeuf, se levait à peine au-dessus des dunes quand nous sommes arrivés à la frontière où s'empilaient 100 000 camions puants et cornant. Après avoir satisfait aux tracasseries des vétilleux Jordaniens, on a traversé la frontière irakienne proprement dite sans encombre aucune, des jeunes gens souriants nous ont souhaité la bienvenue et tamponné notre passeport sans même le feuilleter.

Je me revois il y a quelques années dans ces mêmes glauques bâtiments des douanes irakiennes aujourd'hui à l'abandon, je me revois en pleine nuit, tendant mon bras pour une prise de sang à un médecin qui me disait : pour 50 $, je ne vous la fait pas. Il voulait vérifier disait-il, si j'avais le sida. En ce temps-là, on attendait son passeport la moitié de la nuit, le temps de comprendre qu'on ne le récupérerait pas sans un bakchich, on sortait de là humilié et enragé.

Tout de suite après la frontière, il y a une station d'essence. Il paraît qu'il n'y a plus d'essence en Irak, deuxième producteur de pétrole au monde, je viens de le lire dans Libé que j'ai acheté à Paris : L'Irak en panne sèche. Musbah a fait le plein de notre gros GMC pour moins de 3 $, il n'y a peut-être plus d'essence en Irak, mais quand il y en a, elle n'est vraiment pas chère. Vingt dinars le litre, moins de deux sous.

Musbah file à 140 sur l'autoroute du désert et tout d'un coup, une chose ou plutôt son absence me frappe : mais où sont donc les Américains ? Pas un soldat à l'horizon. Première trace de guerre 200 kilomètres plus loin : un pont bombardé qui nous obligera à un gymkhana dans le lit d'un oued desséché.

Ce n'est que tout au bout du désert, en entrant dans la vallée de l'Euphrate, à la hauteur de Ar Ramadi, qu'on a vu nos premiers blindés. Des hélicoptères en rase-motte sont venus voir qui nous étions, et on s'est bientôt retrouvés coincés dans un défilé de tank et d'automitrailleuses. Enfin la civilisation.

On a laissé la vallée de l'Euphrate pour celle du Tigre et on est entrés dans les faubourgs de Bagdad. On a traversé le Tigre pour arriver à Al Saadoun où des amis irakiens attendaient Hitoshi. J'ai continué à pied tout seul vers mon petit hôtel surtout fréquenté par des médecins et des Espagnols, peut-être parce qu'il s'appelle Andalus. Je me suis surpris à siffloter la belle dé Cadix a des yeux dé vélours tchi-ka-tchik ayayaïe...

Il faisait très doux.