Le maercredi 7 janvier 2004


Carnet de voyage > Jour 4
Pierre Foglia, La Presse, Irak

L'enfer de Falloujah

FALLOUJAH -- Falloujah ? T'es sûr ? M'a dit Adel. Je ne suis sûr de rien. Adel, c'est toi l'Irakien, si tu me dis que c'est mieux de ne pas y aller, on n'ira pas.

Je vous en ai parlé l'autre jour, il m'a été présenté par ce petit Espagnol qui travaille chez Renaud à Valladolid. Adel n'est pas un vrai fixer, mais comme je suis pas un vrai journaliste, on s'entend bien. En tout cas, on ne s'excite ni l'un ni l'autre sur les manchettes du jour, imagine, ce matin, c'est lui, le Bagdadi, qui me demande : As-tu entendu tirer la nuit dernière ?

Pensez-vous que j'ai passé la nuit sur le balcon à écouter si ça faisait boum ? J'ai une grippe du crisse, mon vieux, j'ai passé la nuit à me moucher et à éternuer, je pense même que c'est une grippe islamique parce que je faisais allatchoum, allatchoum. Il n'a pas ri. Il est un peu coincé sur la religion, en plus d'être pro-américain, mais bon, il n'est vraiment pas cher.

Pis, Falloujah, on y va ?

Falloujah est actuellement le symbole de la résistance irakienne. Sixante-dix kilomètres à l'ouest de Bagdad, 300 000 habitants, c'est Québec par rapport à Montréal, bourgeoise et provinciale, l'ancien régime y recrutait ses meilleurs fonctionnaires.

De là à dire que les 300 000 habitants rendaient grâce au raïs... là comme ailleurs, le régime était haï par une majorité. Ce qui a vraiment dressé Falloujah contre les Américains, ce sont les bavures des soldats de la 82è division division aéroportée qui, en avril, a installé son détachement dans l'école des filles. Cela a choqué. Une manifestation pacifiste pour déloger les soldats de l'école a mal tourné : 13 morts (aucun n'était armé). Le surlendemain, nouvelle manifestation pacifique : quatre morts, des dizaines de blessés. Depuis, les Américains ont quitté l'école, mais la tension reste très très vive. Les patrouilles quotidiennes sont musclées, coups de crosse dans les portes, étalages renversés au souk, c'est Les Invasions barbares, sous-titré en irakien.

Penses-tu qu'on va se faire cracher dessus, Adel ?
« Je vous donne tout ce que j'ai si vous pouvez faire que les Américains s'en aillent à l'instant »

On est arrivé à Falloujah au milieu de la matinée. On a remonté la grand-rue, je suis entré dans une cour qui s'avéra être un atelier de fer où l'on fabriquait des portes et fenêtres en fer forgé. L'ouvrier qui soudait releva son masque, et après qu'Adel lui eut parlé, il me tendit la main : bienvenue. Il nous dit s'appeler Mohammed, nous présenta ses frères et son père, une entreprise familiale, apparemment florissante.

Des portes et des fenêtres, en ce moment ?

Nous sommes débordés. Nous manquons de fer. Un autre de mes frères est allé en chercher en Turquie, on l'attend aujourd'hui.

On nous a apporté du thé et des gâteaux.

Ainsi, les affaires vont mieux que sous Saddam ?

D'autant mieux, nous dit le père, que sous Saddam, on payait 30 % d'impôt. Depuis avril, on n'en paie pas du tout, le temps que le nouveau système se mette en place...

J'imagine que vous bénissez les Américains ?

Le père qui sirotait le thé de sa soucoupe -- ils font exprès de le faire déborder pour le plaisir de lamper la soucoupe après --, le père s'étouffa à la seule évocation des Américains. M. le Canadi, me dit-il -- en arabe, on est des Canadis --, je suis aujourd'hui un homme très riche, merci Allah, j'ai fait construire pour chacun de mes cinq fils une somptueuse villa, j'ai deux voitures, d'autres possessions, je vous abandonne tout, M. le Canadi, absolument tout ce que j'ai, même les habits que je porte maintenant, je sors d'ici nu si vous pouvez faire que les Américains s'en aillent à l'instant.

Vous les haïssez tant ?

Plus encore.

Plus loin, il y avait l'école et en face, le palais de justice. On y a trouvé le juge en chef, M. Mazahim, il me pardonnera d'écorcher son nom. Je ne lui ai pas demandé ce qu'il pensait des Américains puisqu'il a été nommé par eux, enfin par la nouvelle administration. Il nous a reçus dans son bureau. Adel était pas mal plus excité que moi, il m'a pincé le bras pour dire quelle chance on avait d'avoir ferré un si gros poisson. D'abord chaleureux, le juge a été vite agacé par mes questions périphériques, il s'attendait à ce qu'on parle de l'avenir de l'Irak, je m'intéressais au contraire au sort d'un meurtrier qu'il venait de condamner à la prison à vie.

Ainsi vous siégez encore ?

J'ai siégé cette semaine dans ce procès.

Parlez-moi un peu du meurtrier...

Il a tué son beau-frère auquel il devait de l'argent en tentant de déguiser le meurtre en accident.

Hon !

Le juge en chef a levé un sourcil inquiet vers Adel. Puis s'est excusé. On l'attendait. Adel m'a dit que j'avais manqué une belle occasion. De quoi, Adel ? De parler de la nouvelle administration de la justice en Irak ? Excuse-moi de n'être pas l'envoyé spécial de Monde. Tu connais la chanson : Je suis une bulle de savon qui monte au plafond.

À l'école en face, on forme des instituteurs. J'ai paré à un prof. Avant les Américains, il était payé 5 $ par mois. Depuis les Américains, il est payé 100 $ par mois. Il ne les déteste pas moins vigoureusement. Pourquoi ? Ila hésité un instant et me montrant du geste les étudiants qui faisaient cercle autour de nous : une autre fois si vous voulez, ce n'est pas nécessaire de les exciter plus qu'ils ne le sont déjà.

Rue du vieux Marché, je suis entré dans l'échoppe d'un quincaillier qui vend ces soucoupes pour la télé qu'interdisait Saddam. Il en a vendu des centaines au printemps lors de la chute du régime, mais le rush est passé... ça faisait deux secondes et quart que nous étions dans sa boutique, arrive le thé,. Je le bois. Je viens pour m'en aller, il me retient : vous mangez avec nous !... L'autre aussi, à l'atelier de fer, voulait qu'on reste à dîner. Adel, explique-leur qu'on n'est pas venus festoyer, on est venus à Falloujah pour se faire cracher dessus, et je trouve que c'est un peu raté. Allez, viens, on s'en va.

Sauf qu'en s'en allant, on est passés devant une pharmacie. Je vous ai dit que j'avais la grippe ? Le pharmacien a souri rien qu'à voir mon nez, il me donne des pilules, parle avec Adel, Canadi, Canadi, nous fait passer derrière le comptoir, nous assoit devant ses étagères, fait signe à je ne sais qui, deux secondes et quart plus tard arrive le thé et c'est reparti, mon kiki.

La pharmacie ne désemplissait pas, il nous faisait signe de patienter. Finalement, il y a eu une éclaircie, il s'est assis devant moi. Allez-y !

Pose-lui des questions, me dit Adel.
J'ai pas envie.
Allez, lui y veut.
O.K. Quel médicament vient-il de vendre à la madame ?
Un fongicide.
Et celui d'avant ?
Pénicilline.

Je sais maintenant sur les pharmacies en Irak. Certains médicaments sont remboursés, d'autres pas, on peut se les procurer presque tous sans ordonnance, le montant d'une ordonnance dépasse rarement un dollar...

Puis la conversation a recreusé le sillon habituel : les Américains. Notre pharmacien nous confia qu'il lui arrivait de saluer discrètement les soldats des patrouilles : certains me rendent mon salut, d'autre sont indifférents. Le paradoxe, c'est qu'en venant nous libérer, ils nous ont apporté l'insécurité. Cela était inévitable, j'imagine. Cela va beaucoup plus mal qu'avant et cela aussi était inévitable, comme lorsqu'on nettoie une plaie, la sanie ne disparaît pas par enchantement, cela brûle quand on verse de l'alcool dessus. Ce qui est catastrophique par contre, c'est l'attitude de l'occupant, comment il nous regarde, et comment il ne nous voit pas en nous regardant. Il n'a aucune idée de ce qu'est un pays musulman, ici je ne parle pas de religion mais de culture. Son ignorance l'a déjà condamné à n'être qu'un occupant, il a déjà perdu l'Irak en ce sens qu'il n'y sera jamais le bienvenu.

Nous quittions les faubourgs de Falloujah, quand cela me revint : je n'ai pas payé les pilules du pharmacien !
Il te les a données, me rassura Adel, on ne va pas retourner pour ça.
Allez, t'as raison. Fouette cocher, quittons au plus vite l'enfer de Falloujah.